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Full text of "Lettres et épitres amoureuses d'Héloïse et d'Abeilard"

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8201 

A5 

1825 


LETTRES 

ET 
ÉPITRES  AMOUREUSES 

DHELOISE  ET  D'ABEÏLARD. 
IL 


LETTRES 

ET 
ÉPITRES   AMOUREUSES 

DHÉLOISE  ET  D'ABEILARD. 

NOUVELLE   ÉDITION. 

TOME  SECOND. 


PARIS, 
CHEZ  GARNERY,   LIBRAIRE, 

BUE   DE    L'OBSEEVANCE,    N°  10. 
1825. 


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n\v\\vi'>i\uum\u»vivvu\\vi\iv.\i\vuv\i\> 

AVIS. 

Le  reproche  mérité  que  nous  ont 
fait  jusqu'à  présent  plusieurs  gens 
de  lettres  d'avoir  touiours  omis,  dans 
les  différentes  éditions  de  l'excel- 
lente épître  d'HÉLoisE,par  M.  Colav- 
cleaU)  la  lettre  originale  de  M.  Pope, 
lettre  d'autant  plus  intéressante  que 
c'est  à  elle  que  la  littérature  est  rede- 
vable des  différentes  épîtres  en  vers 
qui  ont  paru  depuis  seize  à  dix-huit 
ans,  nous  engage  aujourdhui  à  l'in- 
sérer dans  la  collection  précieuse  que 
nous  offrons  au  public,  persuadés 
qu'il  la  lira  avec  autant  d'avidité  que 
les  épîtres  qui  la  suivent.  Cette  lettre 
est  un  chef-d'œuvre  d'expressions 
tendres,  de  sentimens  vifs  et  pas- 
sionnés] on  y  verra  avec  quel  feu, 


6  AVIS, 

quelle  énergie,  l'auteur  anglais  y  fait 
parler  la  sensible  Héloise.  C'est  une 
amante  désolée,  une  femme  privée 
de  ce  qu'elle  a  de  plus  cher,  qui 
n'existe  plus  que  pour  l'ombre  d'un 
homme  qu'elle  aime  toujours  avec 
encore  plus  d'ardeur;  qui  peint  ses 
tourmens  excessifs  et  qui  sont  sans 
remède;  que  la  douleur,  la  tendresse 
accablent,  et  lui  font  oublier,  dans 
ces  momeiis  de  délire,  le  Dieu  qu'elle 
sert,  le  cloître  qui  la  renferme,  l'uni- 
vers, et  même  jusqu'à  elle. 


AVANT-PROPOS. 


Abeilard  et  HêloÏse  vivaient  dans 
le  douzième  siècle.  Ces  deux  personnes 
furent  les  plus  distinguées  de  leurs 
temps ,  par  les  lumières  de  leur  esprit  et 
les  grâces  de  leurs  figures  ;  mais  rien  ne 
les  rendit  plus  célèbres  que  leur  pas- 
sion infortunée.  Après  une  longue  suite 
de  malheurs ,  ils  se  retirent  chacun 
lans  un  couvent  séparé  ,  et  y  con- 
sacrent le  reste  de  leurs  jours  aux  de- 
voirs de  la  religion. 

Ce  fut  quelque  temps  après  leur  sé- 
paration ,  qu'une  lettre  d'Abeilard  , 
adressée  à  un  ami  ,  et  qui  contenait 
l'histoire  de  ses  malheurs,  tomba  entre 
les  mains  dHcloisc.  Cet  écrit  réveilla 
toute  sa  tendresse,  et  occasiona  ces 


8  AVANT-PROPOS, 

fameuses  lettres  qui  peignent  si  vive- 
ment le  combat  de  la  nature  et  de  la 
grâce  :  celle-ci  en  est  imitée  et  tirée  en 
partie. 


LETTRE 

AMOUREUSE 

D'HÉLOÏSE  A  ABEILARD. 


Dans  cette  solitude  paisible,  séjour  où 
la  contemplation  tourne  constamment  ses 
regards  vers  le  ciel,  lieu  où  règne  un  si- 
lence si  profond ,  quels  mouvemens  trou- 
blent la  tranquillité  de  mon  âme?  Pour- 
quoi mes  pensées  s'égarent-elles  au-delà 
de  cette  retraite  sacrée  ?  Pourquoi  mon 
cœur  ressent-^il  des  feux  si  long- temps 
oubliés?  Quoi!  aimerais- je  encore? 

Oui ,  cette  lettre  vient  de  lui  ;  c'est  le 
nom  d'Abeilard  qu'Héloïse  doit  baiser  en- 
core une  fois.  Nom  cher  et  fatal!  je  ne 
veux  plus  te  prononcer  :  ne  passe  plus  ces 
lèvres  que  la  religion  a  consacrées  au  si- 
lence ;  reste  à  jamais  renfermée  dans  mon 
cœur,  où  l'idée  trop  chérie  d'Abeilard  est 
mêlée  avec  celle  de  Dieu. 


io  LETTRE   D'HELOISE 

Que  ma  main  s'arrête ,  et  ne  trace  pas  ce 
nom....  Mais  je  viens  de  l'écrire....  C'est  à 
mes  larmes  à  l'effacer.  En  vain  la  malheu- 
reuse Héloïse  a  recours  aux  larmes  et  à  la 
prière  :  son  cœur  commande  sans  cesse,  et 
sa  main  obéit  toujours. 

O  murs ,  dont  la  sombre  enceinte  ren- 
ferme des  tourmens  volontaires,  et  retentit 
de  soupirs  poussés  par  la  pénitence  !  ro- 
chers que  de  pieux  genoux  ont  usés  !  ca- 
vernes hérissées  d'épines  !  autels  où  les 
vierges  au  tein  pâle  veillent  sans  cesse! 
statues  des  saints,  qui  ont  appris  à  se 
vaincre  eux-mêmes  !  votre  vue  et  mon  long 
silence  ne  m'ont  point  rendue  insensible 
comme  vous.  En  vain  le  ciel  me  rappelle  à 
lui  ;  tandis  que  je  prie ,  la  nature ,  toujours 
rebelle,  occupe  la  moitié  démon  cœur; 
mes  prières  ,  mes  jeûnes  ,  mes  pleurs ,  ne 
peuvent  éteindre  ni  même  affaiblir  le  feu 
qui  me  dévore. 

Sitôt  que  ma  main  tremblante  eut  ou- 
vert ta  lettre ,  ô  mon  cher  Abeilard  !  ton 
nom  ,  qui  s'offrit  d'abord  à  mes  regards, 


A  ABEILARD.  n 

réveilla  en  moi  le  sentiment  de  tous  mes 
malheurs  :  nom  toujours  triste  ,  toujours 
chéri ,  et  que  je  ne  puis  prononcer  sans 
pousser  des  soupirs  et  verser  des  larmes. 
Je  tremble  toutes  les  fois  que  je  trouve  le 
mien ,  sûre  que  quelque  infortune  le  sui- 
vra de  près.  Mes  yeux ,  baignés  de  pleurs, 
parcourent  ta  lettre  de  ligne  en  ligne ,  et 
n'aperçoivent  jusqu'au  bout  qu'une  lon- 
gue suite  de  malheurs.....  Tantôt  je  m'y 
vois  brûlante  de  l'amour  le  plus  tendre, 
tantôt  accablée  à  la  fleur  de  l'âge  par  le 
plus  cruel  chagrin  ;  enfin  ,  perdue  dans 
l'obscure  solitude  d'un  couvent,  où  l'aus- 
tère religion  doit  éteindre  la  flamme  la 
plus  vive,  ici  doivent  mourir  les  plus 
nobles  passions,  l'amour  et  la  gloire. 

Ecris-moi  cependant,  cher  Abeilard, 
écris-moi  tout  ce  que  ton  cœur  ressent 
encore  :  que  j'unisse  mes  douleurs  aux 
tiennes,  et  que  je  rende  soupirs  pour  sou- 
pirs; cette  ressource  ne  peutm'être  ôtée  ni 
par  la  fortune  ni  par  nos  ennemis;  et  mon 
Abeilard  serait-il  plus  cruel  qu'eux? 


12  LETTRE  D'HÉLOISE 

Mes  larmes  sont  à  moi ,  et  je  ne  es  mé- 
nagerai pas;  je  donnerai  à  l'amour  celles 
que  j'aurais  versées  dans  la  prière.  Ces 
tristes  jeux  n'ont  rien  de  mieux  à  faire...: 
Lire  et  pleurer  sera  leur  occupation  éter- 
nelle. Partage  donc  avec  moi  tes  peines, 
accorde-moi  cette  triste  consolation  :  faig 
pîus  encore*  rejette-les  toutes  sur  moi. 

Le  ciel  n'inspira  d'abord  l'invention 
des  lettres  que  pour  le  soulagement  des 
malheureux ,  pour  quelque  amant  banni , 
ou  pour  une  amante  captive.  Elles  vivent, 
parlent,  et  expriment  ce  que  l'amour  a  de 
plus  tendre  :  par  leur  moyen ,  les  désirs 
d'un  jeune  cœur  se  communiquent  sans 
crainte,  l'âme  se  déploie  tout  entière  aux 
yeux  de  l'objet  aimé ,  l'absence  est  trom- 
pée, et,  franchissant  la  distance  des  lieux, 
un  soupir  passe  de  l'Inde  jusqu'au  pôle. 
Tu  sais  avec  quelle  innocence  j'allai 
d'abord  au-devant  de  ton  amour ,  qui  se 
déguisait  sous  le  nom  d'amitié,  mon  ima- 
gination te  prêtait  une  forme  angélique, 
tes  yeux  brillaient  d'une  flamme  douce, 


A  ABEILARD.  i3 

pareille  à  un  rayon  céleste.  Croyant  pou- 
voir t  admirer  sans  crainte ,  je  t'aimai  sans 
remords.  Quand  tu  chantais  les  louanges 
du  seigneur,  les  cieux  me  semblaient  at- 
tentifs aux  accens  de  ta  voix  5  et  lorsque 
tu  annonçais  les  vérités  divines ,  elles  me 
paraissaient  s'embellir  en  passant  par  ta 
bouche. 

Quels  préceptes  pouvaient  manquer  de 
persuaderquand  tu  les  donnais?  tu  m'en- 
seignas trop  aisément  qu'aimer  n'était  pas 
un  crime.-  Bientôt  je  m'abandonnai  à  la 
séduction  de  me3  sens,  et  ne  souhaitai 
plus  de  voir  ange  celui  que  j'aimaiscomme 
homme.  Je  ne  vis  plus  que  dans  un  sombre 
éloignemen  t  la  félicité  des  esprits  célestes , 
et  je  cessai  de  leur  envier  le  ciel ,  que  je 
perdais  pour  toi. 

Combien  de  fois,  hélas!  ai-je  dit  en 
moi-même ,  lorsque  mes  parens  me  pres- 
saient de  choisir  un  époux  :  Je  tiens  pour 
cruelles  toutes  les  lois  que  l'amour  n'a 
point  dictée9  !  L'amour ,  aussi  libre  qu'un 
habitant  de  l'air,  à  la  vue  des  liens  de 


i  }  LETTRE  DHËLOISE 

l'hymen,  étend  ses  ailes  légères,  et  s'en- 
vole à  l'instant.  Que  les  richesses  et  les 
honneurs  comblent  les  désirs  de  celle 
qui  consent  à  porter  le  joug  du  mariage; 
que  son  nom  soit  respecté  et  sa  réputation 
sacrée,  j'y  consens  :  toutes  ces  apparences 
de  bonheur  s'évanouissent  devant  une 
véritable  passion.  Réputation  ,  richesses, 
honneurs,  qu'êtcs-vous  en  comparaison 
de  l'amour!  Ce  dieu  jaloux,  se  voyant 
dédaigné  ,  inspire ,  par  vengeance ,  des 
passions  inquiètes  aux  mortels  qui  profa- 
nent ses  feux  en  cherchant  en  lui  un  autre 
bonheur  que  lui-même. 

Quand  je  verrais  tomber  à  mes  pieds  le 
maitre  du  monde,  qui  m'offrirait  son  trône 
et  l'univers ,  je  mépriserais  ses  présens  :  je 
ne  voudrais  pas  être  la  femme  de  César. 
Trop  heureuse ,  pourvu  que  je  sois  la  mai- 
tresse  de  celui  que  j'aime;  et  s'il  est  encore 
un  titre  plus  libre  et  plus  doux,  je  le  pren- 
drai pour  lui  seul.  Quel  bonheur  quand 
deux  âmes  ,  unies  l'une  à  l'autre,  s'aiment 
librement,  et  ne  connaissent  d'autre  loi 


A  ABEILARD.  i5 

que  celle  de  la  nature  !  un  seul  objet  rem- 
plit alors  le  cœur  tout  entier;  on  possède, 
on  est  possédé  à  son  tour.  Les  mêmes  pen- 
sées de  deux  véritables  amans  se  rencon- 
trent, avant  que  leurs  lèvres  se  soient  ou- 
vertes; les  mêmes  désirs  se  lisent  dans 
leurs  regards  :  c'est  là  une  félicité  parfaite, 
et  telle  était  autrefois  celle  d'Abeilard  et 
la  mienne. 

Hélas!  que  notre  sort  a  changé!  Quelles 
horreurs  se  retracent  tout  à  coup  à  mon 
imagination!  Que  vois-je!  mon  amant  nu, 
lié  et  cou  vert  de  sang,  paraît  à  mes  jeux.... 
Où  était  Héloïse  dans  ce  moment  affreux? 
Ses  cris  ,  ses  efforts  ,  se  seraient  opposé,s  à 
des  ordres  si  cruels.  Barbares,  arrêtez.... 
retenez  votre  main  sanguinaire,  détour, 
nez  votre  rage  sur  moi  seule;  ou  du  moins, 
puisque  nous  avons  tous  deux  commis  la 
même  faute,  faites-en  retomber  la  peine  sur 
tous  deux...  Sa  douleur  m'accable  et  me 
trouble...  Par  pitié,  par  pudeur  ,  cessez... 
mes  sanglots  redoublés  et  ma  rougeur 
brûlante  m'ôtent  la  force  d'achever. 


i6  LETTRE   D'HÈLOISE. 

Pourrais-tu  avoir  oublié  ce  jour  triste 
et  solennel ,  où,  comme  des  victimes  qui 
attendaient  le  coup  mortel ,  nous  étions 
aux  pieds  des  autels.  Que  de  larmes  cou- 
lèrent de  nos  yeux  dans  ces  cruels  mo- 
mens  !  A  la  fleur  de  la  jeunesse ,  je  disais 
un  adieu  éternel  au  monde;  je  baisais  le 
voile  sacré  avec  des  lèvres  glacées.  Les 
autels  tremblèrent,  les  lampes  pâlirent; 
Le  ciel  crut  à  peine  la  conquête  qu'il  fai- 
sait, et  les  anges  entendirent  avecétonne- 
ment  les  vœux  que  je  prononçais.  Je  m'a- 
vançais cependant  vers  ce  sanctuaire  re- 
doutable :  ce  n'était  pas  sur  la  croix  que 
mes  yeux  étaient  fixés,  mais  sur  toi  seul. 
Le  zèle  de  la  religion  ni  la  grâce  ne  faisaient 
point  ma  vocation  :  c'était  un  amour  mal- 
beureux,  et  je  ne  me  perdais  ainsi  tout 
entière,  que  parce  que  je  perdais  mon 
amant. 

Viens  donc  soulager  mes  douleurs  par 
tes  regards  et  par  tes  discours  ;  on  t'en  a 
laissé  l'usage.  Que  ma  tête  se  repose  encore 
sur  ton  sein  ;  que  je  boive  à  longs  traits  le 


A  ABEILARD.  17 

délicieux  poison  que  j'ai  pris  dans  tes 
yeux;  que  je  retrouve  ce  poison  sur  tes 
lèvres.  Donne  ce  qui  est  en  ton  pouvofr, 
et  laisse-moi  imaginer  le  reste. 

Mais  non  :  que  ces  pensées  criminelles 
s'évanouissent  pour  jamais  :  viens  plutôt 
m'instruire  de  mon  devoir,  et  me  parler 
de  félicités  plus  durables.  Dessille  mes 
jeux  :  peins-moi  tout  l'éclat  de  la  gloire 
céleste ,  et  fais  que  mon  âme  t'abandonne 
pour  son  Dieu.  Que  si  tu  te  refuses  à  mes 
vçeux,  songe  du  moins  que  mes  fidèles 
compagnes  méritent  tes  soins.  C'est  ton 
troupeau;  ce  sont  des  plantes  cultivées 
par  tes  mains,  des  enfans  de  tes  prières. 
Elles  ont  quitté  ce  monde  dans  une  tendre 
jeunesse,  et  tu  les  conduisis  dans  cette 
paisible  retraite  (1)  dont  tu  avais  élevé  les 
murailles  sacrées.  Par  toi  ce  désert  fut 
embelli ,  et  le  paradis  ouvert  dans  ce  lieu 
sauvage.  Là,  aucun  orphelin  en  pleurs  ne 
voit  les  richesses  de  son  père  orner  les 

(1)  Le  Paraclct,  fondé  par  Abeilard. 


i8  LETTRE  D'HÉLOISE 

autels,  ni  enrichir  les  pavés  de  ce  temple. 
On  n'y  remarque  point  des  tableaux  ma- 
gnifiques ,  ni  des  statues  d'un  métal  pré. 
deux, donnés  par  des  pécheurs  mourans: 
tribut  d'un  aveugle  désir  d'acquérir  un 
ciel ,  perdu  sans  doute  par  les  moyens 
employés  pour  l'obtenir.  Les  voûtes  de 
ce  saint  édifice  soat  aussi  simples  que  la 
piété  qui  l'habite  :  elles  en  retentissent 
mieux  des  louanges  du  Créateur. 

Si  tu  te  transportais  dans  cette  retraite 
solitaire  où  nous  devons  passer  nos  jours; 
si  tu  venais  sous  ces  dômes  couronnés  de 
pyramides ,  dont  les  voûtes  respectables 
seraient  environnées  d'une  nuit  éternelle 
sans  les  vitres  obscures  qui  laissent  passer 
quelques  faibles  rayons  de  lumière ,  tes 
yeux  dissiperaient  ces  noirs  ténèbres,  et 
îles  sillons  de  gloire  brilleraient  autour  de 
toi  :  mais  maintenant  aucun  objet  conso- 
lant ne  s'y  présente,  tout  y  est  plongé 
dans  une  profonde  tristesse;  on  n'y  entend 
que  des  gémissemens ,  on  n'y  voit  couler 
que  des  pleurs. 


A  ABEILARD.  19 

Viens  donc  ,  ô  mon  père ,  mon  frère  , 
mon  époux,  mon  ami!  que  ton  esclave, 
ta  sœur,  ta  fille  puisse  encore,  en  faveur  de 
tous  ces  noms  ,  exciter  ta  pitié  pour  elle. 
Rien  ne  saurait  plus  me  porter  à  la  médi- 
tation ,  ni  fixer  mes  désirs  inquiets  :  je  ne 
suis  plus  même  touchée  de  ce  plaisir 
simple  et  ravissant  que  donne  le  spectacle 
de  la  nature;  ces  pins  plantés  sur  la  pente 
des  rochers ,  et  ciunt  un  vent  sourd  agite 
les  feuillages  somhres  ;  ces  ruisseaux  ser- 
pentans  qui  tombent  des  montagnes;  ces 
eaux  qui  font  retentir  de  leurs  murmures 
ces  grottes  profondes  ;  ces  lacs  dont  le 
souille  de  la  bise  ride  la  surface  ;  tous  ces 
objets  autrefois  si  charmans  pour  moi,  ne 
me  procurent  aucun  repos  ,  ni  ne  calment 
mes  soucis.  La  noire  mélancolie  habite  ces 
bois,  ces  cavernes  et  ces  voûtes  qui  ne 
couvrent  que  des  tombeaux.  Elle  répand 
autour  d'elle  un  silence  pareil  à  celui  de 
la  mort;  sa  présence  ténébreuse  attriste 
cette  décoration  jadis  si  riante  ,  ternit  l'é- 
clat des  fleurs,  obscurcit  la  verdure,  et 


ao  LETTRE  D'HÉLOISE. 

rend  terrible  le  bruit  des  ondes ,  qui  se 
précipitent  en  murmurant.  On  ne  ressent 
plus  partout  qu'une  secrète  horreur.  Je 
dois  cependant  rester  ici  pour  jamais, 
monument  triste  et  fatal  de  l'obéissance 
dune  amante  !  la  mort ,  la  seule  mort  peut 
rompre  la  chaîne  qui  m'y  attache;  j'y  lais- 
serai toutes  mes  faiblesses,  et  j'y  senti- 
rai éteindre  mon  ardeur  :  mes  froides 
cendres  y  seront  déposées ,  et  j'y  attendrai 
qu'il  me  soit  permis  de  les  mêler  avec  les 
tiennes. 

Ah!  malheureuse!  on  te  croit  l'épouse 
d'un  Dieu  ,  et  tu  n'es  encore  que  l'esclave 
de  l'amour  et  d'un  homme  !  O  ciel  !  daisne 
me  secourir.  Mais  d'où  part  cecte  prière  ? 
Vient-elle  d'un  mouvement  de  piété  ou  de 
désespoir?  Quoi!  dans  ce  lieu  même,  asile 
de  la  chasteté ,  l'amour  trouve-t-il  un  autel 
où  brûlent  ses  feux  criminels  ?  Je  dois  me 
repentir  ;  mais  puis-je  faire  ce  que  je  dois  ' 
Je  regrette  l'amant ,  et  je  ne  gémis  pas  du 
crime  :  je  le  vois  ce  crime,  je  le  blâme, 
et  je  l'aime  encore  en  le  condamnant.  Je 


A  ABEILARD.  21 

me  repens  des  plaisirs  où  je  me  suis  livrée, 
mais  j'en  sollicite  de  nouveaux  :  tantôt 
les  yeux  levés  vers  le  ciel ,  je  pleure  mon 
offense;  tantôt  je  songe  à  toi,  et  je  renonce 
à  l'innocence  où  je  croyais  aspirer. 

Pourrais -je  t'oublier  et  haïr  ma  fai- 
blesse? la  cause  est  toujours  en  moi.  Dès 
que  je  veux  la  détruire,  je  sens  que  j'en 
aime  l'auteur.  Comment  séparer  du  crime 
l'objet  que  l'on  chérit?  L'amour  et  le  re- 
pentir se  confondent  toujours. 

Quelle  entreprise  pour  un  cœur  aussi 
touché ,  aussi  pénétré ,  aussi  perdu  que  le 
mien!  Quoi!  vaincre  une  passion  si  puis- 
sante !  Avant  que  mon  âme  ait  pu  repren- 
dre 6a  tranquillité  ,  quels  combats  entre 
l'amour  et  le  devoir  n'a-t-elle  pas  à  es- 
suyer? Combien  de  fois  doit-elle  se  re- 
pentir, retomber,  regretter  son  amant,  le 
dédaigner,  faire  tout,  excepté  de  l'ou- 
blier? Mais,  non,  c'en  est  fait;  je  n'ai  plus 
rien  à  craindre,  tout  est  consommé.  Viens 
donc,  mon  père,  viens  m'enseigner  à  sou- 
mettre la  nature,  à  renoncer  h  mon  amour, 


2î  LETTRE  D'HÉLOISE 

à  la  vie,  à  moi....  et  à  toi-même.  Remplis 
mon  cœur  de  Dieu  ,  lui  seul  peut  te  rem- 
placer. 

Ah  !;  mille  fois  heureuse  la  destinée 
d'une  vierge  qui  s'est  consacrée  à  lui!  elle 
oublie  le  monde  qui  l'a  oubliée  à  son  tour , 
et  elle  goûte  les  douceurs  d'un  calme  pro- 
fond. Son  humble  résignation  fait  que 
tous  ses  vœux  sont  exaucés.  Le  travail ,  le 
repos  partagent  et  remplissent  son  temps  : 
un  sommeil  paisible  lui  laisse  la  liberté 
de  veiller  et  de  prier;  ses  désirs  sont  tou- 
jours réglés  ,  et  ses  affections  toujours  les 
mêmes  ;  ses  larmes  font  ses  délices  ;  et  ses 
prières  pénètrent  les  cieux  ;  une  grâce  di- 
vine l'environne  sans  cesse  de  rayous 
éclatans  :  les  anges ,  qui  veillent  autour 
d'elle  durant  son  sommeil ,  lui  procurent 
les  songes  les  plus  doux  et  les  plus  purs  ; 
pour  elle  l'époux  prépare  l'anneau  nup- 
tial ;  des  vierges ,  revêtues  de  blanc ,  chan- 
tent des  hymnes  à  son  honneur  :  les  roses 
d'Eden  ,  qui  ne  se  fanent  jamais  ,  fleuris- 
sent pour  lui  être  présentées  ,  et  les  ailes 


A  ABEILARD.  23 

des  séraphins  répandent  sur  elle  les  par- 
fums les  plus  exquis.  Elle  meurt  enfin  au 
son  de  ces  harpes  célestes  ,  et  se  pâme  à  la 
vue  du  bonheur  qui  l'attend. 

D'autres  songes,  et  des  ravissemens 
bien  différens  ,  égarent  mon  âme  errante. 
Quand  ,  à  la  fin  de  chaque  triste  journée  , 
mon  imagination  te  retrace  tel  que  je  t'ai 
connu ,  ma  conscience  se  tait  alors  ;  et , 
laissant  parler  la  nature,  mon  cœur  tout 
entier  revole  vers  toi.  Je  déteste  et  j'aime 
cependant  le  souvenir  de  cette  nuit  où 
mes  premières  faveurs....  Je  t'entends,  je 
te  vois;  mes  mains  empressés  embrassent 
ton  fantôme  pour  le  retenir.  Je  m'éveille  , 
je  n'entends  et  ne  vois  plus  rien;  le  fan- 
tôme me  fuit,  aussi  cruel  que  toi-même;  je 
le  rappelle  et  ne  suis  point  entendue  ;  j'é- 
tends mes  bras,  et  ne  saisis  qu'une  ombre 
fugitive;  je  ferme  les  yeux  pour  ramener 
ce  songe  ravissant,  revenez  douces  illu- 
sions, images  trompeuses!....  Hélas!  en 
vain  je  te  revois ,  mais  c'est  pour  errer  en- 


24  LETTRE   D'HÉLOISE. 

semble   dans  d'arides  déserts,  et  pour 

pleurer  nos  malheurs. 

Soudain  tu  montes  sur  une  tour  à  demi- 
détruite  par  le  temps ,  autour  de  laquelle 
rampe  le  triste  lierre ,  ou  sur  des  rochers 
dont  la  cime  sourcilleuse  estsuspendue  au- 
dessus  de  la  mer.  Là  tu  semble  me  parler 
du  haut  des  cieux  ;  mais  les  nuages  nous 
séparent,  les  vagues  mugissent  et  les  vents 
furieux  grondent.  Je  frissonne  d'horreur, 
le  sommeil  me  quitte  brusquement;  je  me 
retrouve  au  milieu  des  tristes  objets  qui 
m'environnent  toujours,  et  eu  proie  à  des 
tourmens  qui  me  suivent  partout. 

Le  destin  a  tempéré  sa  rigueur  à  ton 
égard  d'un  mélange  de  bonté  :  il  ne  t'a  ré- 
duit qu'à  une  froide  suspension  de  plaisirs 
et  de  peines.  Ta  vie  est  un  calme  profond;; 
aucunes  passions  n'agitent  ton  coeur  :  sem- 
blable maintenant  à  ce  que  la  mer  était 
avant  que  les  aquilons  orageux  eussent 
reçu  l'ordre  de  la  troubler ,  ton  état  est 
paisible  comme  le  sommeil  d'un  saint  à 


A  ABE1LARD.  2  5 

qui  ses  pèches  sont  pardonnes ,  et  dont  le 
salut  n'a  plus  depreuves  à  attendre. 

Viens  donc,  cher  Abeilard;  cpu 'aurais- 
tu  à  craindre  ?  Le  flambeau  de  l'amour  ne 
brûle  point  pour  les  morts  :1e  danger  d'ai- 
mer ne  subsiste  plus  pour  toi.  La  nature 
garde  le  silence ,  la  religion  seule  t'anime  ; 
et  la  froide  indifférence  règne  dans  ton 
cœur.  Cependant  Héloïse  t'aime  encore. 
O  flamme  toujours  durable  et  toujours 
désespérée  ,  semblable  aux  lampes  sépul- 
crales ,  qui  communiquent  à  des  urnes 
une  chaleur  inutile,  et  qui  ne  brûlent  que 
pour  éclairer  les  morts  ! 

Quelles  nouvelles  scènes  viennent  s'of- 
frir encore?  Partout  où  je  tourne  les  yeux, 
partout  où  je  porte  mes  pas,  ces  images 
chères  et  dangereuses  me  poursuivent. 
Soit  que  je  pleure  sur  les  tombeaux,  soit 
que  je  prie  au  pied  des  autels ,  elles  fas- 
cinent mes  yeux,  et  jettent  le  trouble  dans 
mon  âme.  Ton  image  est  toujours  dans 
mon  cœur  entre  lecicletmoi  :si  j'entends 
chanter  une  liymne,  je  crois  reconnaître  ta 
3 


a6  LETTRE  niIÉIOISE 

voix  :  chaque  mot,  dans  mes  prières ,  est 
accompagné  d'une  larme.  Tandis  que  des 
nuées  d'encens  s'élèvent  dans  l'air,  et  que 
l'orgue  remplit  l'oreille  de  ses  sons  harmo- 
nieux, une  seule  pensée  qui  te  retrace  à 
mon  esprit,  me  ramène  à  toi ,  et  détruit 
toute  cette  pompe.  Prêtres ,  cierges  ,  tem- 
ple ,  tout  s'évanouit  pour  moi  :  et  au  mo- 
ment même  que  les  autels  brillent  de  mille 
feux,  et  que  les  anges  qui  les  environnent 
sont  saisis  du  plus  profond  respect,  je  me 
trouve  noyée  dans  une  mer  de  passions 
ardentes. 

Mais  dans  le  temps  que ,  charmée  de 
verser  des  larmes  de  pénitence ,  je  me 
prosterne  devant  le  trône  de  Dieu  ;  dans 
le  temps  que  j'invoque  ce  Dieu  avec  la 
plus  humble  ardeur,  et  cju'une  grâce  vic- 
torieuse est  prête  à  s'emparer  de  mon  âme, 
viens ,  si  tu  l'oses ,  tout  charmant  que  tu 
me  parais,  viens  t'opposer  aux  décrets  du 
ciel.  Dispute-lui  mon  cœur  :  viens  avec 
tes  regards  séducteurs  effacer  à  mes  yeux 
l'image  des  félicités  célestes,  détourner  de 


A  ABEILARD.  27 

moi  la  grâce,  et  rendre  ma  repentance  in- 
fructueuse. Êcarte-moi  de  la  route  des 
cieux;  viens  et  m'arrache  des  bras  de  Dieu 
même. 

Que  dis-je  ?  malheureuse  !  Fuis-moi 
plutôt,  fuis-moi  :  que  des  montagnes  s'é- 
lèvent entre  nous,  et  (jue  des  mers  nous 
séparent  :  ne  reviens  plus  ;  ne  m'écris 
point  ;  ne  pense  pas  même  à  mci  :  surtout 
ne  partage  aucun  des  tourmensque  je  res- 
sens pour  toi.  Je  dégage  Abeilard  de  tous 
ses  sermens,  et  ne  veux  plus  même  me 
souvenir  de  lui.  Qu'il  s'efforce  donc  à  haïr 
tout  ce  qui  peut  avoir  quelque  rapport 
avec  moi....  Regards  séduisans,  que  je 
ne  me  rappelle  que  trop  encore  !  Douces 
idées  où  j'aimais  tant  à  m'arrêter,  je  vous 
dis  adieu  pour  jamais!  Et  toi,  grâce  di- 
vine, vertu  céleste,  tranquille  oubli  des 
soins  de  ce  monde  profane,  espérance 
toujours  renaissante,  fille  du  ciel,  et  mère 
de  la  joie,  toi  qui  fais  jouir  d'une  im- 
mortalité anticipée,  venez,  entrez  tous 
dans  mon  cœur;  demeurez-y  comme  de» 


28  LETTRE   D'HÈLOISE 

hùics  doux  et  aimables  :  recevez  et  plon- 
gez-moi dans  un  éternel  repos.  La  triste 
héloïse,  étendue  sur  une  tombe,  vous  dé- 
sire et  vous  attend.  Qu'entends-je?  est-ce 
le  souffle  des  vents  qui  murmure  autour 
de  moi ,  ou  une  voix  qui  retentit  aux  en- 
virons de  ces  murs ,  et  qui  m'appelle?  Je 
crois  déjà  l'avoir  entendue  plus  d'une  fois. 
Une  nuit,  que  je  gardais  les  lampes  qui 
brûlent  dans  notre  temple  autour  des  sé- 
pulcres, il  me  sembla,  au  moment  qu'elles 
étaient  prêtes  à  s'éteindre  qu'une  voix 
creuse  sortait  du  fond  d'un  tombeau  : 
«  Viens,  triste  sœur,  me  disait-elle,  viens; 
«  ta  place  est  ici  :  viens-y  demeurer  pour 
u  toujours.  Je  fus  autrefois,  comme  toi, 
«  victime  de  l'amour:  je  tremblais,  je  ver- 
«  sais  des  larmes,  et  je  priais  comme  toi. 
«  Je  n'ai  trouvé  de  calme  que  dans  ce 
«  long  sommeil.  Ici  les  malheureux  ces- 
«  sent  de  se  plaindre,  et  les  amans  n'y 
«  répandent  plus  de  pleurs  :  la  supersti- 
«  tion  même  y  perd  toutes  ses  craintes; 
«  car  Dieu,  plus  indulgent  que  les  hom- 


A  ABEILARD.  ag 

«<  mes,  nous  y  pardonne  nos  faiblesses.  » 
Je  viens  ,  je  viens.  Que  les  anges  me 
préparent  leurs  berceaux  odoriférans  , 
leurs  palmes  célestes  et  leurs  fleurs  tou- 
jours nouvelles.  Je  vais  où  les  pécheurs 
peuvent  trouver  du  repos,  et  où  les  saints 
ne  connaissent  que  des  flammes  épurées. 
Cher  Abeilard  ,  rends-moi  les  derniers 
devoirs  :  adoucis-moi  le  passage  de  ce 
monde  aux  demeures  célestes  :  vois  mea 
lèvres  tremblantes  :  ferme  mes  yeux  déjà 
immobiles  ,  et  reçois  mon  dernier  soupir 
avec  monâme  qui  s'envole.  Non  ,  non.... 
Que  je  te  voie  revêtu  de  tes  vêtemens  sa- 
jrés  ,  le  cierge  dans  ta  main  tremblante, 
Présente  la  croix  à  mes  yeux  élevés  vers 
le  ciel;  enseigne-moi,  et  apprends  en 
même  temps  de  moi  à  mourir.  Considère 
alors  cette  Héloïse  ,  que  tu  as  tant  aimée. 
Ce  ne  sera  plus  un  crime  de  la  regarder. 
Vois  les  roses  de  mon  teint  se  flétrir ,  et 
la  denière  étincelle  de  la  vie  s'éteindre 
dans  mes  yeux;  prends  ma  main,  et 
rnesse-la  jusqu'à  ce  que  ,  perdant  tout 


3o  LF/nîlE  DH^LOISR 

sentiment,  je  cesse  de  vespirer,  et  même 
d'aimer  mon  Abeilard 

Que  tu  es  éloquente,  ô  mort!  il  n'ap- 
partient qu'à  toi  de  prouver  que  c'est  une 
folle  passion  que  celle  qui  a  un  peu  de 
poussière  pour  objet. 

Le  temps  viendra  où  ces  traits  qui  ont 
eu  tant  de  pouvoir  sur  moi  seront  détruits. 
Que  les  peines  que  lait  souffrir  le  passage 
douloureux  de  la  vie  à  la  mort  soient 
nlors  suspendues  à  ton  égard  par  une 
sainte  extase  Que  de  brillantes  nuées 
d'anges  descendent  du  ciel,  et  veillent 
autour  de  toi  :  que  des  rayons  de  gloire 
partent  des  cieux  ouverts,  et  que  les  bien- 
heureux s'avancent  au-devant  de  toi,  et 
tt-mbrassent  avec  une  tendresse  égale  à 
la  mienne. 

Puisse  un  même  tombeau  réunir  nos 
deux  noms ,  et  rendre  mon  amour  aussi 
immortel  que  ta  renommée  !  Alors  si , 
dans  les  siècles  à  venir  ,  deux  amar> 
voyageant  ensemble  ,  viennent  par  ha- 
sard visiter  les  murs  et  les  sources  du  Pa- 


A  ABEILÀRD.  3i 

raclet ,  ils  inclineront  leurs  têtes  en  les 
approchant  l'une  de  l'autre  pour  lire 
l'inscription  de  notre  sépulcre,  et ,  buvant 
mutuellement  les  larmes  qui  couleront 
de  leurs  yeux,  ils  diront ,  touchés  de  la 
plus  vive  compassion  :  Puissions-nous 
ne  jamais  aimer  aussi  malheureusement 
qu'eux. 

...  Ils  s'aimèrent  trop,  1I9  furent  malheureux  '• 
Gémissons  sur  leur  tombe  ,  et    n'aimons  pas 
comme  eux. 

Comment  ne  seraient-ils  pas  attendris? 
Celui  qui ,  au  moment  même  de  la  pompe 
la  plus  solennelle  du  redoutable  sacriiiee, 
jettera  un  regard  sur  la  tombe  qui  cou- 
vrira nos  froides  cendres  ,  sentira  son 
cœur  s'émouvoir;  sa  pensée,  pour  un 
instant,  sera  détournée  ilu  ciel;  ses  yeux 
se  rempliront  de  larmes ,  et  sa  douleur 
lui  sera  pardonnée. 

Si  le  destin  faisait  jamais  ressentir  à 
quelque  poète  des  maux  pareils  aux 
miens,  et  qu'il   fût  condamné  à  pleurer 


32  LETTRE  D'HÉLOISE,  etc. 

des  années  entières  l'absence  d'un  objet 
chéri,  et  à  se  retracer  toujours  l'image 
des  charmes  qu'il  ne  pourra  plus  revoir  , 
pourvu  qu'il  ait  aimé  aussi  long-temps  et 
aussi  fortement  que  moi ,  qu'il  écrive 
notre  funeste  et  tendre  histoire.  Celui  qui 
sera  le  plus  sensible  à  nos  malheurs,  les 
chantera  le  plus  dignement. 

U£loïse. 


LETTRE 

D'ABEILARD  A  HÉLOÏSE 

TBADU1TE  UBBEMENT  DU  LATIN 

Par  M.  C** 
Pour  servir  de  réponse  à  la  lettre  précédente, 


LETTRE 

D'ABEILARD  À  HÉLOÏSE. 


Abeilahd,  Sans  sa  retraite  de  Saint-Gildas , 
dont  il  était  abbé,  pour  montrer  l'exemple 
à  ses  moines ,  ne  s'occupait  que  de  lectures 
spirituelles,  et  se  livrait  entièrement  au  ser- 
vice de  Dieu.  Il  ne  s'attendait  pas  qu'une 
lettre  de  consolation,  écrite  à  un  ami,  dans 
laquelle  il  lui  fait  le  récit  de  ses  malheurs, 
tomberait  entre  les  mains  d'Héloïsg  ;  il  s'at- 
tendait encore  moins  à  recevoir  de  cette  ten- 
dre épouse  une  lettre  dictée  par  la  passion 
de  la  plus  vive  tendresse,  que  son  cœur  con- 
servait intérieurement  pour  un  époux  qu'elle 
ne  peut  effacer  de  sa  mémoire.  Dans  cette 
réponse,  ce  n'est  point  un  maître  ni  un  direc- 
teur pour  Héloise  qui  parle ,  c'est  Abeilard 
qui  a  aimé,  qui  aime  encore,  qui  ouvre  son 
cœur,  et  qui  pour  consoler  une  femme,  dont 
il  est  adoré,  lui  fait  voir  ce  qu'il  souffre,  et  les 
efforts  qu'il  fait  pour  se  détacher  d'elle.  Les 


3G  LETTRE  D'ABEILAUD 

giands  hommes  sont  souvent  des  tableaux 
d  s  plus  grandes  faiblesses  ;  et  c'est  dans 
l'emportement  de  l'amour  que  la  nature  est 
le  plus  à  plaindre  :  c'est  ainsi  qu'il  faut  se 
représenter  la  situation  d'Abeilard  au  mo- 
ment qu'il  écrit.  II  fait  entendre  à  Héloïse 
qu'on  ne  devient  vertueux  que  par  degrés. 
Qu'un  homme  épris  violemment  ne  change 
pas  aisément  de  cœur  et  de  langage;  que  sou- 
vent l'amant  qui  fuit  n'est  pas  toujours  maî- 
tre de  l'amour;  que  pour  avoir  fait  des  vœux 
on  n'en  est  pas  souvent  plus  parfait,  et  que 
pour  être  savant  on  n'en  est  pas  plus  sage. 
Cependant  les  expressions  dont  il  se  sert  ne 
sont  pas  si  tendres,  si  fortes,  si  animées  que 
celles  d'Héloïse. 

O  ma  chère  et  trop  sensible  Héloïse  ! 
faut-il  que  la  Providence  ait  voulu  que 
nos  malheurs ,  tracés  de  ma  main  pour 
consoler  un  ami  de  la  perte  de  sa  for- 
tune, soient  parvenus  jusqu'au  fond  de 
votre  solitude  ?  Mais  ,  que  dis-je  ?  est-ce 
à  moi  à  me  plaindre  de  cette  sage  Provi- 
dence, quand  je  lui  suis  redevable  de 


À  HÊLOISE.  37 

cette  tendre  lettre  ,<jue  je  ne  cesse  de 
mouiller  de  mes  larmes  ?  Dois-je  vous 
peindre  la  vive  émotion  que  j'ai  ressentie 
à  la  vue  de  ces  eharmans  caractères  qui 
ont  fait  si  souvent  mes  plus  chères  déli- 
ces ?  Je  vous  avoue  que  je  n'ai  pu  lire  une 
seule  de  vos  pensées  ,  sans  y  porter  mes 
lèvres  encore  brûlantes  de  ces  mêmes 
désirs ,  de  ces  mêmes  feux  qui  consu- 
maient mon  cœur  dans  nos  secrètes  en- 
entrevues.  Il  me  semblait ,  en  comblant 
de  baisers  votre  écrit ,  baiser  la  main  qui 
l'a  tracé.  Le  souvenir  de  nos  plaisirs  pas- 
sés me  fait  toujours  verser  des  larmes  sur 
mon  funeste  sort.  Trop  heureux  si  ces 
larmes  ne  proviennent  pas  d'une  fai- 
blesse impure!  Je  n'écoute,  en  pensant 
à  vos  charmes  ,  <jue  la  tendresse  que  , 
malgré  mon  malheureux  état,  j'ai  tou- 
jours pour  vous.  Mais,  hélas!  cette  ten- 
dresse ,  que  je  me  fais  un  plaisir  de  con- 
server comme  votre  époux  ,  chère  Hé- 
loïse,  ne  vous  la  dois-je  point?  Qui  peut 
me  faire  un  crime  de  vous  niroer?  Les  vœux 


38  LETTRE  D'ABEILARD 

que  j'ai  formés  ,  de  renoncer  au  monde  , 
n'ont  pu  rompre  les  liens  qui  nous  en- 
chaînent :  et  s'ils  ont  été  dissolubles  aux 
jeux  des  hommes  ,  ils  ne  peuvent  l'être 
aux  jeux  de  Dieu  ;  il  a  reçu  nos  sermens. 
En  changeant  d'état ,  qu'ai-je  perdu  ?  la 
moitié  de  moi-même  ,  une  épouse  tendre 

ment  chérie  ,  adorée  même ,  il  est  vrai 

Mais  quand  je  considère  que  vos  appas 
se  flétriront  ,  que  ce  corps  ,  qui  semble 
avoir  été  formé  par  les  grâces,  sera  un 
jour  réduit  en  poussière  ,  je  me  dis  à  moi- 
même  :  Abeilard  ,  Abeilard  ,  rien  n'est 
stable  en  ce  monde  :  ces  plaisirs  si  vantés 
de  tous  les  temps,  tôt  ou  tard  font  la 
perte  de  l'homme  qui  s'j  abandonne  ;  et 
si  par  eux  il  croit  jouir  de  ce  qu'on  ap- 
pelle plaisir  ,  il  sera  malheureux  dans 
l'éternité...  L'amour  que  nous  devons  au 
Créateur  doit  l'emporter  sur  l'amour  que 
nous  portons  à  la  créature.  En  aimant 
Dieu  ,  en  nous  immolant  pour  lui  ,  nous 
espérons  une  félicité  éternelle.  Biais 
quelle   est   la  félicité    que    procure    une 


A  HELOISE.  39 

femme?  la  félicité  d'un  instant,  et  qui 
souvent  est  suivie  de  remords.  Ce  sont 
ces  réflexions  ou  plutôt  ces  vérités  qni 
me  consolent.  C'est  avec  elles  ,  Héloïse  , 
que  j'ai  été  au  pied  des  saints  autels  , 
jurer  à  Dieu  un  parfait  dévouement  à  ses 
lois.  Ainsi  donc  cette  union  de  l'homme 
et  de  la  femme  ,  si  belle  en  apparence, 
n'est  à  mes  regards,  qu  un  chemin  à  la 
corruption  ,  lorsque  le  plaisir  des  sens  l'a 
fait  seule  rechercher.  Dois-je  vous  .lire 
que  ce  sentiment  de  satisfaire  ma  passion 
m'a  seul  porté  à  vous  épouser?....  C'est 
peut-être  pour  cette  cause  d'impureté 
que  Dieu  a  permis  le  cruel  châtiment  que 
j'ai  souffert ,  et  dont  je  porterai  la  honte 
jusqu'au  tombeau.  Que  ne  puis-je  chas- 
ser de  mon  esprit  ce  fatal  événement  (jui 
ma  séparé  pour  toujours  de  ce  que  j'avais 
de  plus  cher  au  monde!....  Won,  non, 
Héloïse  ;  crojez  que  cette  séparation  n'a 
point  lieu  ;  quant  à  nos  cœurs  ,  ils  seront 
toujours  unis;  et,  si  Dieu  veut,  ils  le 
seront  encore  jusqu'à  près  notre  moi  t. 


4o  LETTRE  D'ABEJLARD. 

Mon  inclination  s'accorderait  bien 
avec  la  vôtre ,  ma  trop  tendre  Héloïse , 
pour  entretenir  un  commerce  de  lettres 
ensemble  ;  mais  cette  correspondance 
familière  ne  deviendrait-elle  pas  dan- 
gereuse pour  votre  tranquillité  et  la 
mienne?...  Il  faut  si  peu  d'air  pour  en- 
flammer le  feu  qui  couve  sous  les  cen- 
dres.... Les  nôtres  ne  sont  pas  encore  as- 
sez éteints  pour  oser  hasarder  de  nous  ex- 
poser au  moindre  vent.  Le  nocher  qui 
craint  la  tempête  aborde  au  premier  ri- 
vage. Si  sujets  à  faire  naufrage,  pourquoi 
le  chercher  ?  Tranquilles  au  port ,  con« 
templons  d'un  œil  serein  les  mortels  au- 
dacieux qui  s'engagent  sur  cette  mer  ora- 
geuse. Nous  nous  sommes  consacrés ,  par 
les  vœux  les  plus  solennels  ,  à  vivre  dans 
la  retraite  la  plus  austère.  L'a  pénitence 
de  nos  crimes  est  ce  qui  doit  nous  oc- 
cuper.... Fermons  donc  l'oreille  aux  dis- 
cours de  l'esprit  tentateur,  qui  veut  trou- 
bler nos   repos Aimons-nous;  mais 

que  ce  soit  d'un  amour  pur  et  chaste, 


A  HÉLOISE.  41 

comme  nous  nous  y  sommes  engagés  en 
nous  revêtant  de  l'habit  sacré  que  nous 

portons  ... Abcilard    renonce   à    Hé- 

loïse  ,  rcomme  Héloïse  doit  renoncer  à 
Abeilard et,  s'il  se  peut,  oublions- 
nous  l'un  et  l'autre 'Ce  n'est  pas  que 

vos  lettres  me  feraient  beaucoup  de  plai- 
sir ;  mais  je  ne  me  trouve  pas  encore 
assez  ferme  et  assez  décidé  sur  les  mou- 
vemens  de  mon  cœur  pour  juger  si  le  dé- 
sir que  j'aurais  de  vous  écrire  ne  serait 
pas  encore  un  effet  de  l'amour  qui  nous 
unissait  autrefois. 

Je  fais  tout  ce  qui  dépend  de  moi  pour 
suivre  les  décrets  de  cette  même  Provi- 
dence; mais  toutes  les  sciences  auxquelles 
je  me  suis  appliqué  ,  ne  m'ont  pas  donné 
le  talent  de  les  connaître  à  fond.  Les  ré- 
flexions que  je  fais  sur  les  troubles  de 
mon  âme  ,  me  jettent  dans  une  incerti- 
tude et  une  perplexité  qui  ont  tout  lieu 
de  m  effrayer  sur  mon  état  actuel.  Si  quel- 
quefois l'envie  de  méditer  et  l'amour  de 
la  solitude  m'éloignent  de  mes  religieux, 
4- 


4a  LETTRE   I.VABE1LARD 

et  me  font  pénétrer  dans  les  lieux  les  plus 
écartés  et  les  plus  affreux  de  notre  mai- 
sdn  ,  mon  imagination  me  présente  Hé- 
loïse  à  la  tête  d'une  troupe  de  vierges 
consacrées  au  Seigneur.  Elle  leur  com- 
mande avec  cette  douceur  qui  lui  est  si 
naturelle  ;  elle  les  exhorte  à  une  piété  fer- 
vente par  des  paroles  douces  et  pleines 
de  cette  érudition  que  la  nature  lui  a  dé- 
partie avec  tant  de  prodigalité  ;  elle  les 
affermit  par  les  exemples  les  plus  sensi- 
bles ;  enfin  je  vois  les  anges  descendre  du 
ciel  pour  enlever  cette  chère  épouse  de 
.T.  C.  ,  et  la  placer  au  rang  de  ses  brebis 
les  plus  chéries.  Mais  ,  par  un  mouve- 
ment qu  il  m'est  impossible  de  vaincre, 
lorsque  je  suis  rentré  dans  le  cloître  , 
tous  ces  rochers  escarpés,  ces  montagnes 
inaccessibles,  cette  vaste  étendue  de  mer 
dont  la  vue  est,  pour  ainsi  dire,  acca- 
blée; ces  déserts,  ces  rivages  battus  par 
les  flots;  enfin  tout  ce  qui ,  dans  ces  lieux, 
n'est  capable  que  d  inspirer  de  lhorreur, 


A  IIELOISE.  43 

disparait  à  ma  vue,  et  je  retrouve  mon 
ancienne  Héloïse.  ' 

N'attribuez  donc  point  à  mon  indiffé- 
rence pour  vous  le  long  silence  que  j'ai 
gardé  jusqu'ici.  Il  ne  m'est  pas  possible 
île  vous  oublier;  car  il  ne  dépend  pas  rie 
nous  de  le  faire,  surtout  à  l'égard  de  quel- 
qu'un que  l'amour  a  gravé  si  profondé- 
ment dans  notre  cœur.  Il  est  vrai  que 
dans  le  commencement  de  ma  profession 
j'étais  plus  tourmenté  de  votre  idée  ,  et 
la  grâce ,  chez  moi  ,  n'avait  pas  encore  ,  à 
beaucoup  près  ,  pris  le  dessus  sur  mon 
âme  troublée.  Mais  comme  jo  m'aperçois 
qu'elle  les  balance  déjà  d'une  manière 
sensible  ,  j'imagine  et  je  compte  avoir 
trouvé  un  moyen  sûr  pour  la  rendre  toul- 
à-fait  prépondérante. 

Effaçons  de  notre  souvenir  ce  temps 
OÙ  l'amour,  prenant  la  forme  de  l'amitié 
la  plus  tendre  ,  vous  remit  entre  mes  bras 
pour  la  première  fois.  Oublions  ces  ten- 
dres plaisirs  dont  nous  jouissions  paisi- 
blement lorsque  l'bymcn  semblait  avoir 


4i  LETTRE   D'ABEILARD 

rendu  nos  transports  légitimes  et  éternels. 
Car  enfin  vous  ne  pouvez  ignorer  à  quel 
excès  ma  passion  m'avait  livré ,  et  le  hon- 
teux esclavage  où  elle  m'avait  réduit  ; 
j'en  étais  à  cette  extrémité  ,  que  ni  le  res 
pect  pour  Dieu  et  pour  les  jours  qui  lui 
sont  consacrés,  ni  certains  devoirs  d'hon- 
nêtetés qui  se  gardent  parmi  les  personnes 
même  les  moins  chrétiennes  ,  ni  enfin  au- 
cune considération  divine  et  humaine 
n'était  capable  d'arrêter  la  fougue  qui 
m'emportait.  La  semaine  sainte ,  comme 
dans  un  autre  temps,  il  fallait  satisfaire 
ma  cupidité  ;  les  fêtes  les  plus  solennelles 
qui  imposent  aux  plus  impies  quelque 
sorte  de  respect ,  et  qui  les  obligent  de 
faire  trêve  avec  le  crime,  ne  pouvaient 
mettre  des  bornes  à  mes  convoitises  en- 
flammées ;  et  lorsque  ,  par  un  esprit  de 
religion  ,  vous  vous  opposiez  alors  à  mes 
volontés ,  et  tâchiez  ,  par  toutes  sortes  de 
raisons,  de  me  faire  rentier  en  moi-même  , 
j'en  devenais  plus  furieux;  et  ne  ména- 
geant ni  mon  autorité  sur  vous ,  ni  les 


A  h£lo:se.  45 

menaces ,  je  vous  obligeais ,  malgré  vous , 
de  contenter  ma  passion.  L'amour  dont 
je  brûlais  pour  vous  était  si  ardent,  et 
avait  tellement  obscurci  toutes  les  lumiè- 
res de  ma  raison  ,  que  je  ne  savais  plus  ce 
qui  me  convenait,  ou  ce  qui  vous  était 
avantageux  :  mes  intérêts,  ceux  de  mon 
salut ,  les  vôtres  ,  ceux  de  Dieu  même ,  ne 
m'étaient  plus  rien;  et,  par  un  aveugle- 
ment qu'on  ne  saurait  assez  "déplorer  ,  je 
leur  préférais  tous  les  jours  ces  brutales 
voluptés  qu'on  n'oserait  même  nommer 
sans  rougir.  C'est  donc  un  effet  de  la  jus- 
tice de  Dieu  comme  de  sa  miséricorde, 
de  s  être  servi  de  la  trahison  de  votre 
oncle  pour  me  priver  de  cette  partie  de 
mon  corps  où  la  concupiscence  avait  éta- 
bli son  siège  et  ce  cruel  empire  qui  m'as« 
sevvissait  tout  entier  à  ces  désirs  infâmes 
De  là,  comme  de  son  trône,  elle  comman- 
dait absolument  à  tous  mes  membres  ,  et 
les  obligeait,  malgré  qu'ils  en  eussent,  à 
suivre  les  injustes  lois  de  sa  tyrannie. 
Mais  prenons  les  choses  de  plus  haut; 


46  LETTRE   D'ABfelLARD 

ma  chère  Héloïsc;  remontons  jusqu'à  la 
source  de  nos  malheurs  ,  et  nous  trouve- 
rons que  rien  n'est  plus  juste  et  plus  équi- 
table que  cette  conduite  de  Dieu  envers 
moi  ,  et  que  par  conséquent  rien  n'est 
plus  capable  de  nous  consoler  et  d'apai- 
ser votre  douleur.  Oui ,  il  a  eu  raison  de 
me  punir  ainsi ,  et  il  s'est  vengé  de  nous 
avec  plus  de  justice  lors  même  que  nos 
fautes  passées  étaient  couvertes  du  sacre- 
ment, que  lorsque  nous  nous  abandon- 
nions au  désordre.  Pour  vous  en  con- 
vaincre, souvenez-vous,  ma  tendre  amie, 
de  quelle  manière  nous  nous  sommes  com- 
portés ensemble  dans  un  état  aussi  sacré 
qu'est  celui  du  mariage  des  chrétiens,  et 
combien  do^fautes  nous  y  avons  commises. 
Avez-vous  oublié  que  ,  durant  le  séjour 
que  vous  faisiez  à  l'abbaye  d'Argenteuil , 
je  fus  une  fois  vous  y  trouver  clandesti- 
nement,  dans  le  dessein  de  satisfaire  no- 
tre passion,  sans  aucun  égard  à  la  saii>teté 
du  lieu  où  nous  étions,  ce  qui  seul  mérite 
une  punition  exemplaire?  Comptcz-vom 


A  HKLOISE.  47 

encore  pour  rien  tous  les  désordres  qui 
ont  procédé  notre  mariage?  L'affront  que 
j'ai  fait  à  votre  oncle,  en  abusant  de  la 
confiance  qu'il  avait  en  moi,  en  violant 
dans  sa  maison  les  droits  de  l'hospitalité, 
vous  parait-il  une  petite  faute  ?  JNTe  faut-il 
pas  tomber  d'accord  que  la  trahison  qu'il 
m'a  faite  est  juste  ,  après  l'avoir  trahi 
moi-même  d'une  manière  si  outrageante? 
Croyez-vous  qu'une  incision  ,  une  dou- 
leur d'un  moment  ait  suffi  pour  punir 
tant  de  crimes  ?  Souvenez-vous  encore  de 
ce  que  vous  fîtes,  lorsque  je  voulus  vous 
tirer  de  la  maison  de  votre  oncle  ,  et  vous 
envoyer  à  mon  pays  pour  dérober  à  sa 
connaissance  l'état  où  vous  étiez,  et  vous 
épargner  tous  les  chagrins  qui  ne  pou- 
vaient vous  manquer  si  vous  fussiez  res- 
tée chez  lui  ;  ne  prîtes -vous  pas  alors 
l'habit  de  religieuse  pour  vous  déguiser? 
Dieu  est  donc  juste  de  vous  avoir  fait 
entrer  ,  comme  malgré  vous  ,  dans  un 
état  dont  vous  aviez  profané  l'habit,  afin 
qu'en  le  portant  aujourd'hui  avec  respect , 


48  LETTRE  D'ABEILARD 

vous  effaciez  l'insulte  que  vous  aviez  faite 

alors  aux  livrées  de  l'état  monastique. 

Le  ciel  a  permis  sans  doute  l'accident 
qui  m'arriva  ,  pour  détruire  en  moi  la 
passion  trop  violente  que  j'avais  pour 
vous.  Vos  charmes  séduisans  se  représen- 
taient à  tous  momens  à  mon  esprit ,  et 
quoiqu'unis  ensemble  par  les  liens  indis- 
solubles du  mariage  ,  je  vous  adorais  ; 
vous  étiez  ma  seule  divinité ,  l'objet  de 
tous  mes  vœux  :  enfin  ,  j'oubliais  le  ciel 
pour  ne  penser  qu'à  vous...  Que  dis-je? 
malheureux  !  Sont-ce  là  les  mouvemens 
de  cette  grâce  que  tu  regardes  déjà  comme 
maîtresse  de  ton  cœur  ?  Tu  veux  briser 
une  chaîne  qui  te  tient  attaché  aux  vo- 
luptés de  ce  monde  ,  et  tu  retraces  les 
désordres  affreux  qui  t'ont  conduit  vers 
le  précipice  !  Tu  t'en  rappelles  les  endroits 
les  plus  sensibles  et  les  plus  attravans. 

Ah  !  pardonnez-moi  cet  égarement  , 
chère  Héloise,  et  prions  ensemble  le  Sei- 
gneur de  chasser  loin  de  nous  ces  tableaux 
affreux  et  redoutables.  Bannissez,  de  votre 


A  HÉLOISE.  49 

mémoire  ces  préceptes  séducteurs  que  je 
vous  donnais  lorsque  j'étais  votre  maître. 
Reconnaissez-en  tout  le  faux.  Ils  n'étaient 
dictés  que  par  la  volupté  et  la  concupis- 
cence. C'était  l'enfer  qui  m'inspirait  cette 
éloquence  insinuante ,  qui  nous  aurait 
perdus  tous  les  deux  si  le  ciel  ne  fut 
venu  à  notre  secours.  Je  vous  y  montrais 
le  crime  décoré  des  ornemens  de  la  vertu  , 
et  je  glissais  dans  votre  âme  un  poison 
d'autant  plus  violent ,  qu'il  était  enve- 
loppé d'un  miel  doux  et  séduisant.  J'ava- 
lais moi-même  à  longs  traits  ce  poison 
pernicieux  lorsque  je  vous  enseignais , 
comme  vous  le  dites,  qu'aimer  n'est  point 
un  crime.  Je  vous  l'ai  persuadé,  et  j'en 
étais  convaincu  moi-même;  mais  dans 
quelle  erreur  n'étions-nous  pas  plongés  ! 
Il  est  vrai  que  notre  amour  n'était  point 
volage  et  inconstant ,  et  que ,  rendu  légi- 
time parles  liens  de  l'hyménée ,  il  n'en 
devint  que  plus  ferme  et  plus  violent  , 
bien  loin  de  s'enfuir  à  l'aspect  des  nœuds 
éternels  qui  nous  unissaient.  Von-  étiez 


5o  LETTRE   D'ABEILARD 

la  maîtresse  adorée  d'un  époux  que  vous 
chérissiez.  C'était  donc  avec  raison  que 
vous  teniez  pour  cruelles  toutes  les  lois 
que  l'amour  n'a  point  dictées,  et  avec 
justice  que  vous  préfériez  celui  qui  vous 
aimait  sincèrement  à  celui  qui  vous  au- 
rait comblée  de  bien  et  d'une  fortune  des 
plus  brillantes.  C'était  là  notre  état  ac- 
tuel ,  et  celui  où  nous  aurions  passé  toute 
notre  vie  Peut  -  il  se  trouver  dans  le 
monde  un  sort  plus  heureux  et  plus  di- 
gne d'envie  ?  Mais  que  les  temps  sont 
changés.  Des  vœux  indissolubles  nous 
séparent  pour  toujours  du  reste  des  hu- 
mains. O  triste  souvenir!  cet  heureux 
temps  a  passé  comme  un  éclair  ,  et  ne 
reviendra  jamais.  Que  cette  perspective 
est  triste  et  accablante  !  Que  ce  jamais  est 
désespérant! 

Mais  aussi  que  le  chemin  qui  conduit 
à  la  vertu  est  étroit  et  plein  d'épines  ! 
qu'il  est  difficile  de  ne  pas  s'en  écarter»! 
combien  de  difficultés  insurmontables  et 
d'obstacles  presque  invincibles  n'y  ren- 


A  HELOISE.  5i 

contre-t-on  pas  ?  J'entreprends  de  vous 
conduire  dans  ce  sentier  étroit  ,  et  je  m'é- 
gare dès  le  commencement  de  ma  route. 
Toutes  mes  exhortations  ne  tendent  qu'à 
vous  renouveler  la  mémoire  de  mes  fautes 
passées  ,  et  à  rallumer  en  mon  cœur  un 
feu  mal  éteint  et  caché  sous  la  cendre 
d'une  vie  austère.  Je  6uis  un  malade  en 
danger  qui  veut  donner  du  soulagement , 
et  en  guérir  un  autre  moins  malade.  Aveu- 
gle ,  je  prétends  réussir  à  conduire  un 
autre  aveugle.  Dieu  tout-puissant  !  vous 
seul  pouvez  changer  les  cœurs  ;  servez- 
vous  de  ce  pouvoir  pour  arracher  de  l'âme 
d'un  pécheur  un  trait  qui  le  déchire.  Fai- 
tes que,  par  un  heureux  retour,  il  aban- 
donné et  perde  le  souvenir  de  tout  ce  qui 
est  capable  del  éloigner  île  vous  Ce  chan- 
gement est  en  votre  pouvoir,  Seigneur; 
je  n'ai  recours  qu'à  vous. 

Vous  m'assurez  que  votre  vocation 
n'était  qu'une  feinte  ,  et  qu'elle  était  plu- 
tôtlasuite  dune  obéissance  aveugle  pour 
un  amant  chéri ,  que  l'effet  d'une  inspi- 


5a  LETTRE  D'AEEILARD 

ration  divine.  Connaissez -vous  mieux, 
ma  chère  Héloïse.  Quoique  votre  retour 
ne  semble  pas  plus  sincère,  et  même 
moins  que  le  mien  ,  cependant  il  est  cer- 
tain qu'il  ne  peut  venir  que  d'en  haut ,  et 
qu'il  coule  de  cette  source  pure  d'où  sor- 
tent toutes  les  pensées  et  toutes  les  ac- 
tions agréables  au  Tout-Puissant.  Sa  bonté 
nous  est  un  sûr  garant  qu'il  conduira  son 
ouvrage  jusqu'à  sa  fin.  Mais  comme  le 
passage  d'une  extrémité  à  l'autre,  c'est- 
à-dire  c^u  vice  à  la  vertu  ,  qui  sont  si  éloi- 
gnés entre  eux ,  est  si  vaste  et  si  étendu  , 
qu'il  faut  un  temps  considérable  pour 
parvenir  à  le  traverser,  il  nous  faut  passer 
par  les  épreuves  les  plus  rudes  et  par  les 
travaux  les  plus  accablans  avant  d'arriver 
au  but.  Espérez  donc  toujours ,  vous  en 
avez  tout  lieu  ;  car  enfin  ,  que  n'avez-vous 
pas  sacrifié  ?  Beauté  ,  jeunesse  ,  éducation , 
bien  de  la  fortune  ,  enfin  tout  ce  qui  peut 
faire  le  bonheur  et  combler  les  désirs  des 
humains.  Vous  pouviez  passer  dans  le 
monde  une  vie  aisée  et  tranquille  ,  et  par- 


A  HÉLOISE.  53 

venir  à  la  fin  de  vos  jours  ,  quoiqu'après 
bien  des  épreuves  ,  au  séjour  des  mal  heu- 
reux ,  où  vous  arriverez  avec  plus  de  cer- 
titude, mais  non  pas  sans  peine ,  en  me- 
nant la  vie  austère  et  pénitente  de  toutes 
les  communautés  religieuses.  Or  ,  un  dé- 
sintéressement aussi  volontaire  ,  et  un 
abandon  aussi  universel  de  tant  d'avan- 
tages ,  ne  peuvent  être  inspirés  que  par 
un  Être  suprême  qui  veille  à  notre  salut. 
Votre  modestie  et ,  votre  timidité  vous 
font  voir  du  faux  dans  votre  vocation  ; 
mais  soyez  sans  crainte,  il  n'en  est  rien  ; 
et  la  suite  vous  prouvera  que  c'est  le 
Seigneur  qui  vous  a  appelée  vers  lui. 
Priez-le  d'achever  son  ouvrage. 

Quant  à  moi,  quel  sacrifice  ai-je  fait? 
qu'ai-je  abandonné?  quel  est  mon  mérite? 
Une  troupe  cruelle  de  bourreaux  achar- 
nés après  moi  assouvissent  leur  fureur  et 
m  arrachent  tout  ce  qui  semblait  aloii 
faire  mon  unique  bonheur;  ils  me  laissent 
sans  connaissance,  entre  les  bras  de  la 
mort,  et  accablé  des  douleurs  les  plus 
5. 


54  LETTRE  D'ABEiLARD 

cuisantes.  Leur  rage  était  satisfaite ,  ils 
étaient  contens.  Revenu  de  cette  espèce 
tle  léthargie  ,  et ,  baigné  dans  mon  sang, 
je  ne  retrouvai  plus  en  moi  qu'un  corps 
mutilé  et  qui  méritait  à  peine  le  nom 
d'homme.  Le  désespoir  affreux  où  mon 
état  me  jetait  m'aurait  fait  trancher  une 
vie  que  leur  barbare  pitié  n'a  ménagée 
que  pour  me  donner  tout  le  temps  de 
conserver  le  souvenir  de  leurs  cruautés  ; 
mais  les  forces  me  manquaient.  Ce  récit 
vous  fait  horreur  ;  je  le  sens  bien  :  cepen- 
dant il  est  vrai ,  tout  incroyable  qu'il 
paraisse  ,  et  ce  n'est  qu'une  légère  esquisse 
de  l'affreux  tableau  de  cette  horrible 
scène. 

Qu'ai -je  donc  présenté  au  Seigneur 
pour  victime  ?  une  brebis  galeuse  et  le 
rebut  du  troupeau;  un  objet  hideux,  dont 
la  seule  vue  était  capable  d'inspirer  de 
1  horreur;  un  vaisseau  battu  et  brisé  par 
la  tempête  ,  et  dépourvu  de  tous  ses 
agrès;  enfin,  rien  qui  soit  digne  d'être 
offert  sur  l'autel   d'un  Dieu  aussi  miséri- 


A  HELOISE  55 

cordieux ,  et  même  qui  ne  soit  capable  do 
l'irriter.  La  retraite  devenant  donc  mon 
unique  ressource ,  était  le  seul  parti  que 
j'eusse  à  prendre.  Qu'aurais-je  fait  dans 
le  monde?  comment  aurais-je  pu  y  vivre? 
Méprisé  de  toute  la  terre,  je  n'aurais  été 
regardé  que  comme  un  objet  inutile  et 
détestable.  Plus  d'égards ,  plus  de  com- 
plaisance ,  plus  de  plaisirs  :  c'était  là 
où  j'étais  réduit.  Quel  moyen  avais -je 
pour  me  soustraire  à  toutes  ces  humilia- 
tions ?  celui  de  me  retirer  du  monde  , 
puisque  mes  bourreaux  ont  poussé  la 
cruauté  jusqu'à  me  laisser  une  vie  qui 
ne  peut  m'être  qu'odieuse  et  insuppor- 
table. Ce  moyen  n'était  que  la  solitude 
et  léloignement  de  toutes  les  choses  qui 
me  devenaient  insipides  ou  à  charge.  Jai 
donc  fait  des  vœux;  mais  vous  royei 
quel  en  a  été  le  motif.  Quelle  différence 
entre  les  vôtres  et  les  miens!  Aussi  al-je 
tout  lieu  dé  craindre  que  le  Seigneur  ne 
m'abandonne  et  né  rende  pas  mon  retour 
aussi  sincère  que   je   le  désire.  Heureux, 


S6  LETTRE   D'ABEILARTJ 

encore  si  le  glaive  tranchant  et  meurtrier 
de  mes  bourreaux  eût  été  capable  de  me 
priver  de  tout  sentiment,  et  d'arracher 
de  mon  âme  une  image  qui  lui  est  tou- 
jours chère! 

Nous  pouvons  bien  lasser  le  ciel ,  mais 
il  ne  nous  est  pas  possible  de  le  tromper. 
Le  Seigneur  ,  qui  pénètre  jusqu'au  plus 
profond  des  cœurs ,  voit  quel  est  le  sujet 
de  ma  vocation ,  et  il  m'en  punit  avec 
'.ou te  la  rigueur  imaginable.  Le  ver  ron- 
geur qui  me  dévore  est  un  monstre  en- 
voyé de  la  part  de  ce  Dieu  terrible  pour 
me  tourmenter  continuellement;  il  n'y  a 
que  lui  seul  qui  soit  capable  de  m'en 
délivrer.  Mais  si  sa  justice  est  infinie ,  sa 
miséricorde  est  sans  bornes  ;  c'est  pour- 
quoi j'espère  toujours  en  lui  ,  étant  se- 
condé de  vos  ferventes  prières. 

Vous  m'invitez  à  venir  passer  quelque 
temps  auprès  de  vous  afin  de  vous  in- 
struire de  votre  devoir,  pour  dessiller 
vos  yeux  ,  vous  peindre  tout  l'éclat  de  la 
gloire  céleste,  et  enfla  faire  en  sorte  que 


A  HËLOISE.  5? 

votre  âivie  m'abandonne  pour  son  Dieu. 
Cette  démarche  est  en  mon  pouvoir , 
comme  vous  le  dites  fort  bien  ;  mais  y 
pensez-vous  avec  assez  d'attention,  chère 
Héloïse  ?  Que  je  m'approche  de  vous 
dans  l'état  où  je  me  trouve!  Grand  Dieu! 
Indécis  ,  chancelant  ,  rempli  de  votre 
image  ,  et  enfin  hors  de  moi ,  ne  serait-ce 
pas  m 'exposer  au  plus  grand  des  dangers 
et  vouloir,  de  dessein  prémédité,  perdre 
le  peu  de  fruit  que  j'ai  pu  recueillir 
de  mes  travaux  ?  Ce  serait  rallumer  une 
flamme  qu'il  est  de  mon  intérêt  d'éteindre 
entièrement;  ce  serait  jeter  de  l'huile  snr 
un  bois  bien  embrasé.  Comment  vous  in- 
struirais-je  de  votre  devoir  ,  lorsqu'il  ne 
m'est  pas  possible  de  m 'acquitter  du 
mien  ?  Pourrais-je ,  aveuglé  comme  je  le 
suis  par  ma  passion  ,  entreprendre  d< 
dessiller  les  yeux  et  rendre  la  vue  à  quel- 
qu'un plus  clairvoyant  que  moi  ?  Quant 
à  vous  peindre  tout  l'éclat  de  la  gloire 
céleste,  vous  en  avez  une  idée  pour  le 
moins  aussi  juste  que  moi  ;  et  mes  leçon» 


58  LETTRE  D'ABEILARD 

ne  sciaient  qu'un  moyen  pour  rallumer 
nos  anciens  feux,  en  nous  rapprochant 
ainsi  l'un  de  l'autre .  Pour  ce  qui  est  de 
m'abandonner  pour  Dieu,  c'est  son  ou- 
vrage, lui  seul  en  a  le  pouvoir,  et  ce 
n'est  que  lui  seul  qui  peut  changer  nos 
cœurs.  Voyez  donc  vous-même  dans  quel 
précipice  affreux  je  me  jettcrr.ïs,  si  j'avais 
le  malheur  de  condescendre  à  ce  que 
vous  voudriez  exiger  de  moi:  Ah'  fuyons 
plutôt ,  dit  l'apôtre  ;  c'est  le  seul  moyen 
de  nous  débarrasser  d'un  ennemi  aussi 
dangereux  que  vous.  Ne  croyez  pas  que 
ce  soit  par  haine,  ou  même  par  indiffé- 
rence ,  que  je  vous  nomme  un  ennemi 
dangereux;  mais  c'est  que  le  péril  qui 
plait  devient  inévitable  lorsqu'on  s'en 
approche  de  trop  près  ,  et  par  conséquent 
la  fuite  est  la  seule  ressource  pour  s'en 
garantir.  Faible  ressource  cependant  pour 
moi;  car,  quoiqu'absent  et  éloigné  de 
vous ,  votre  image  m'accompagne  et  me 
suit  partout;  et  en  quelque  endroit  que 
jo  me  retire ,  je  vous  retrouve  toujours  : 


A  HÉLOISE.  5g 

que  serait-ce  donc  si  nous  étions  réunis 
comme  vous  le  désire/.. 

Héloïse!  Hélo'îse!  la  pensée  seule  de 
cette  réunion  rallume  dans  mon  cœur 
cette  flamme  criminelle  dont  j'ai  brûlé 
autrefois  pour  vous.  S'il  est  vrai  que 
l'absence  soit  le  remède  le  plus  sûr  aux 
tourmens  de  l'amour,  c'est  à  moi  de  vous 
fuir  à  jamais  et  de  me  distraire  de  ces 
pensées  délicieuses  que  votre  imago  offre 
sans  cesse  à  mon  cœur,  toujours  ulcéré 
du  trait  vainqueur  que  m'ont  lancé  vos 
charmes.  Dans  ces  momens  de  médita- 
tion où  je  ne  voudrais  penser  qu'à  Dieu  , 
le  nom  d'Iléloïse  est  sur  le  bord  de  mes 
lèvres  ;  et  quoique  mon  devoir  m'or- 
donne de  vous  oublier,  à  l'instant  que 
je  crois  ma  raison  victorieuse,  l'idée  de 
mes  plaisirs,  se  présentant  à  mon  esprit 
occupé  de  vos  charmes,  détruit  en  un 
moment  tous  les  vœux  que  je  viens  de 
former.  Ne  jouirai -je  jamais  de  cette 
tranquillité  que  goûte  l'âme  pure?  Si 
dans   le   temple  je   fais  ma   prière    à    la 


Go  LEiTRE   D'ABEILARD 

Vierge  ,  dont  j'implore  le  secours  ,  en 
contemplant  la  mère  de  mon  Dieu ,  je 
crois  voir  en  ses  traits  divins  ceux  de  ma 

chère  Héloïse Je  lui  jure  un  amour 

éternel D'après  le  récit  des  troubles 

que  me  cause  le  souvenir  de  vos  attraits , 
jugez  quels  effets  produiraient  en  moi 
votre  présence.  Il  est  donc  de  ma  pru- 
dence de  ne  vous  point  reTair....  Je  dois 

vous   montrer   l'exemple Arbrisseau 

trop  faible,  le  moindre  vent  pourrait 
m 'abattre Adieu J'offense  le  Créa- 
teur en  pensant  davantage  à  la  créature. 

Ne  comptez  donc  sur  moi  que  lorsque 
je  serai  certain  d'être  affermi  dans  la  voie 
de  mon  salut,  et  que,  dégagé  de  toute 
passion,  je  serai  en  état  de  vous  voir  avec 
cette  tranquillité  chrétienne  qui  est  seule 
capable  de  rendre  le  calme  à  une  âme 
aussi  agitée  que  la  mienne  jusqu'à  pré- 
sent. 

Pour  m  engager  plus  fortement,  vous 
le  faites  au  nom  de  votre  communauté . 
Ce  serait  en  effet  le  motif  le  plus  puissant 


A  HÊLOISE.  bfc 

pour  m'y  contraindre.  C'est  mon  trou- 
peau ,  ce  sont  des  plantes  cultivées  par 
mes  mains ,  et  enfin  ce  sont  les  enfans  de 
mes  prières  ,  comme  vous  me  le  dites  fort 
bien.  Mais ,  puisque  le  soin  vous  en  est 
confié  ,  peuvent-elles  être  en  de  meil- 
leures mains  ?  Que  ferais-je  plus  que 
vous?  Bons  exemples,  exhortations  tou- 
chantes et  affectives  ,  pratique  fervente  et 
habituelle  d'une  véritable  charité  chré- 
tienne, douceur  dans  le  commerce  de  la 
vie  ;  rien  ne  leur  manque  de  votre  part. 
A  quoi  donc  servirais-je  dans  ce  séjour 
tranquille  dont  la  simplicité  annonce  le 
respectueux  attachement  aux  biens  cé- 
lestes; où  le  morne  silence  inspire  la  pé- 
nitence et  le  dégagement  entier  des  vani- 
tés de  ce  monde;  où  enfin  régnent  une 
tranquillité,  un  accord  et  une  paix  uni- 
verselle ,  affermis  par  la  piété  des  chastes 
vierges  qui  ont  assez  de  bonheur  pour  se 
consacrer  au  Seigneur.'  J'y-  porterais  une 
âme  agitée  et  troublée  par  le  ressenti- 
ment de  nos  désordres  passés;  jVu  aurai* 


6a  LETTRE  D'ABEJLARD 

tous  les  jours  l'objet  encore  chéri  devant 
les  yeux.  Que  cet  état  serait  peu  propre 
à  maintenir  cette  douce  tranquillité  chré- 
tienne qui  fait  les  délices  de  cette  char- 
mante retraite  !  Sous  la  conduite  d'un 
fondateur  dont  l'âme  est  si  peu  en  repos, 
il  ne  manquerait  pas  d'arriver  un  déran- 
gement affreux  parmi  ces  saintes  filles; 
soit  négligence  dans  les  devoirs  de  la 
société  ,  soit  tiédeur  dans  les  prières,  soit 
nonchalance  dans  les  exercices  de  péni- 
tence :  enfin  tout  éprouverait  et  se  ressen- 
tirait du  désordre  des  supérieurs ,  et  je 
bouleverserais  ,  par  mon  mauvais  exem- 
ple ,  un  ordre  naissant  dont  je  me  sens  le 
père  Je  dis  des  supérieurs ,  car  je  pense 
très-bien  que  votre  vocation  n'étant  pas 
encore  plus  accomplie  que  la  mienne,  ma 
vue  ne  manquerait  pas  de  causer  en  vous 
ce  que  je  crains  ponr  moi ,  c'est-à-dire  un 
dérangement  d'esprit  auquel  il  ne  nous 
serait  pas  possible  d'apporter  du  secours. 
Cet  accident  est  encore  plus  à  craindre 
en  quelque  façon   pour  vous   que  pour 


A  HÉLOISE.  63 

moi.  Vou9  n'êtes  privée  de  l'usage  d'au- 
cun de  vos  sens;  ainsi  jugez  quel  empire 
ils  prendraient  sur  vous  à  l'aspect  de  ce- 
lui qui  les  a  autrefois  troublés  par  une 
passion  que  vous  êtes  encore  en  état  de 
satisfaire.  De  mon  côté  ,  quoique  mon 
malheur  m'ait  fait  perdre  les  moyens  de 
contenter  mes  désirs  et  les  vôtres  ,  il  me 
reste  néanmoins  un  ressentiment  que  la 
rage  de  mes  ennemis  ne  m'a  malheureu- 
sement pas  pu.ôter.  Ainsi ,  dans  cette  si- 
tuation ,  serais- je  plus  tranquille?  Au 
contraire  ,  rempli  de  vains  espoirs  ,  ju 
deviendrais  comme  un  forcené,  et  l'ap- 
parence du  vice  serait  plus  scandaleuse 
chez  moi  que  la  réalité  ne  le  serait  chez 
vous.  Je  suis  donc  un  peu  moins  à  plain- 
dre que  vous;  car  je  n'ai  à  me  débarrasser 
que  de  ce  malheureux  ressentiment  qui 
me  trouble  ;  mais  vous  avez  de  plus  vos 
sens  à  combattre  et  un  souvenir  trop  sé- 
duisant pour  vous  à  effacer  de  votre  mé- 
moire. Il  n'y  wque  l'absence  et  la  prière 
qui  puisse  remédier  à  tous  ces  inau.v. 


64  LETTRE   tfABElLARD 

Cessez  donc,  je  vous  prie,  d'exiger  de 
moi  une  démarche  dont  vous  voyez  tout 
le  danger.  Si  même  nous  en  agissions  avec 
toute  la  prudence  nécessaire  en  pareil 
cas  ,  nous  cesserions  notre  commerce  de 
lettres,  comme  vous  m'y  exhortez  par  la 
vôtre  ;  et,  quoique  ce  parti  paraisse  chez 
vous  fort  indéterminé  ,  cependant  il  se- 
rait le  plus  sûr  pour  tous  les  deux,  et 
cela  jusqu'à  nouvel  ordre  ,  c'est-à-dire  , 
jusqu'à  ce  que  nous  nous  sentions  assez 
de  force  pour  résister  à  toutes  les  tenta- 
tions auxquelles  nous  serions  exposés. 
Ce  grand  ouvrage,  comme  je  l'ai  déjà 
dit,  est  celui  d'un  Dieu  suprême  :  atten- 
dons tout  de  sa  miséricorde. 

C'est  du  plus  profond  de  mon  cœur 
que  je  vous  exhorte  à  espérer  avec  pa- 
tience une  guérison  qu'il  semhle  que  le 
Seigneur  nous  ait  promise ,  à  en  juger 
par  ce  qu'il  a  déjà  opéré  en  vous.  11  vous 
a  conduit  dans  une  communauté;  il  vous 
a  puni  par  l'endroit  le  glus  sensible  , 
qui  est  la  perte  de  votre  amant  ;  il  vouf 


A  HÉLOISE  65 

donne  encore  à  combattre  votre  passion, 
ce  sont  là  les  armes  qu'il  met  entre  les 
mains  de  ses  élus  pour  les  aider  à  rem- 
porter une  victoire  complète.  Les  effets 
de-  sa  miséricorde  sont  quelquefois  fort 
longs  ,  mais  ils  n'en  sont  pas  moins  sûrs. 
Souffrons  pour  J.-C.  ;  il  a  souffert  pour 
nous  :  vous  en  avez  les  moyens  en  of- 
frant vos  peines  à  ce  divin  Sauveur. 
Pour  moi,  si  j'ai  souffert  l'affront  le  plus 
sensible  et  les  douleurs  les  plus  aiguës  , 
ce  n'était  que  pour  vous  et  à  cause  do 
vous.  Mais  ces  souffrances,  qui  ont  un  peu 
calmé  mes  sens  ,  n'ont  pas  rendu  mon 
âme  plus  tranquille  et  n'ont  d'autre  mé- 
rite devant  Dieu  que  celui  d'avoir  souf- 
fert pour  une  créature.  Jugez  par-là  de 
ma  crainte,  et  combien  j'ai  raison  de  faire 
fond  et  d'espérer  en  mes  prières,  jointes 
au.v  vôtres  et  à  celles  de  votre  commu- 
nauté. 

Ne  comptons  donc  pas  sur  un  moment 
de  tranquillité  dans  ce  bas  monde  ,  et  re- 
gardons comme   certain   rjue   Je    dernier 

2.  6 


06  LETTRE  D'AUEILARD 

jour  de  notre  vie  scia  le  premier  jour  de 
notre  repos  ;  car  il  n'y  a  que  la  mort  seule 
qui  puisse  mettre  fin  aux  maux  dont 
nous  sommes  accablés ,  et  qui ,  nous  dé- 
barrassant de  ce  corps  mortel,  nous  fasse 
jouir  de  la  gloire  des  saints  ,  que  le  Sei- 
gneur promet  à  ceux  qui  ont  souffert  pen- 
dant leur  vie. 

Lorsque  l'Eternel ,  qui  tient  nos  jours 
entre  se«  mains  et  qui  en  détermine  le 
nombre ,  aura  tranché  le  fil  de  celte  vie 
infortunée;  et  qui,  selon  toutr  apparence, 
arrivera  avant  la  (in  de  votre  carrière .  je 
vous  prie  de  faire  enlever  mon  corps  ,  en 
quelque  endroit  que  je  meure,  et  de  le 
faire  transporter  dans  votre  communauté, 
pour  y  être  enterré  près  de  vous.  Par  ce 
moyen,  nous  nous  trouverons  réuriiS'sans 
courir  aucun  risque  et  sans  nous  exposer 
a  aucun  danger;  car  alors,  crainte,  espé- 
rance, souvenir,  remords,  tout  sera  éva- 
noui comme  la  fumée  qui  se  dissipe  dans 
l'air  ett  s'envole  au  gré  îles  vents ,  et  il  ne 
testera    aucune  trace   de    nos    désordres 


A  HÉLOISE.  G; 

passés.  Vous  aurez  même  lieu  ,  en  consi- 
dérant mon  cadavre  ,  de  rentrer  en  vous- 
même  ,  et  de  vous  persuader  combien  il 
est  ridicule  de  préférer,  par  nn  attache- 
ment déréglé ,  un  peu  de  poussière ,  un 
corps  périssable  et  la  pâture  des  vers ,  à 
un  Dieu  tout-puissant  et  immuable,  qui 
seul  peut  combler  tous  nos  désirs  et  nous 
faire  jouir  d'une  félicité  éternelle. 

Abeiï.ahd. 


ÉPlTRES 

AMOUREUSES 

D'HÉLCMSE  A  ABEILARD, 

AVEC  LES   RÉPONSES 

D'ABEILARD  A  HËLOÏSE, 

Imitées  et  mises  en  vers,  d'après  la  fameuse  let- 
tre de  Pope  et  les  lettres  originales  latines  , 

Par  MM.  Colardeau,  Douât,  Feutry,  Mer- 
cier  ,  G.  Dourxigisé,  Saurin,  C**; 


D'une  idée  précise  des  amours  de  ces  célèbres 
et  malheureux  époux. 


IDÉE  DES  AMOUKS 

DHÉLOÏSE  ET  D;ABEÎLARD. 


J_ja  charmante  Epître  d'Héloïse  à  Abci- 
lard,  mise  en  vers  par  M.  Colardeau,  ainsi 
que  celles  de  MM.  Dorât,  Fcutrj,  Sau- 
rin  ,  etc.  etc. ,  ne  peuvent  s'entendre  sans 
avoir  une  idée  des  célèbres  personnages 
qui  en  font  le  sujet.  Pour  ne  pas  répéter 
ce  que  nous  avons  déjà  écrit  des  amours 
et  des  malheurs  de  ces  amans  infortunés, 
nous  serons  de  la  plus  grande  précision. 
Abeilard  et  Héloïse  vivaient  sous  les 
rois  Louis-le-Gros  et  Louis-le-Jcune,  c'est- 
à-dire  dans  le  douzième  siècle  ;  Abeilard 
mourut  en  l'an  1 1 4  i ,  et  Héloïse  en  1 1 6/j . 
Abeilard  s'était  rendu  fameux  dans  toute 
la  France  ,  autant  par  sa  science  profonde 
dans  la  théologie  scolastiquc,  que  par  sa 
galanterie  et  ses  malheurs.  Il  avait  la  taille 
la  plus  avantageuse  ,  la  figure  aimable ,  la 
dt- m  air!  if  aisée  ■  mnis  fière  et  noble:  fa- 


72  IDÉE  DES   AMOURS 

meux  orateur  et  philosophe  ,  on  remar- 
quait en  lui  une  netteté  d'esprit  surpre- 
nante ,  une  grandeur  d'âme  que  rien  <ie 
peut  ahattre,  une  capacité  qui  s'étendait 
à  tout,  de  la  délicatesse  dans  les  passions,' 
de  la  fermeté  dans  les  malheurs.  Si 
toutes  ces  qualités  caractérisent  un  grand 
homme,  tel  était  Abeilard;  ce  savant  que 
la  postérité  plaindra  toujours. 

Héloîse  avait  près  de  dix-huit  ans  lors- 
qu'elle connut  Abeilard.  Cette  jeune  fTle 
joignait  à  la  nlus  grande  beauté  les  plus 
rares  talens  ;  elle  savait  la  philosophie, 
avec  l'hébreu,  le  grec  et  le  latin;  elle  était 
déjà  la  plus  savante  personne  de  son  sexe 
à  cet  âge  où  ses  semblables  commencent  à 
peine  d'acquérir  des  connaissances.  Elle 
avait  la  taille  très-bien  prise ,  les  traits  du 
visage  dune  juste  proportion ,  le  tein  vif 
et  animé,  le  regard  séduisant ,  l'esprit  so- 
lide ,  brillant  et  enjoué  ;  la  nature  ,  en  la 
formant ,  l'avait  douée  des  plus  excellentes 
qualités;  cette  aimable  fdle  enfin  réunis- 
sait en  elle-même  tant  de  perfections ,  que 


D'HÉLOÏSE  ET  D' ABEILARD.  ;3 
les  cœurs  les  plus  insensibles  ne  pouvaient 
la  veir  ni  l'entendre  sans  admiration»  On 
assure  que  le  nom  d'Héloïse  (i)  lui  fut 
donné  à  cause  de  l'étendue  de  ses  lumières, 
et  comme  étant  un  prodige  de  génie  et  de 
beauté  ;  ainsi  que  son  amant  ,  qui  fut 
nommé  Abeilard  ,  à  cause  des  connais- 
sances infinies  qu'il  avait  acquises  dans 
l'Écriture  ,  dans  les  pères ,  et  dans  les  lan- 
gues orientales. 

Fulbert ,  ebanoine  de  l'église  de  Paris, 
boinmc  riche,  mais  aussi  simple  qu'avare, 
prenait  un  soin  particulier  d'Héloïse. 
Comme  oncle  et  tuteur,  il  voulut  soute- 
nir des  avantages  si  considérables  par  une 
éducation  extraordinaire. 

Dans  ce  temps-là  Abeilard  se  faisait  ad- 
mirer dans  Paris,  où  il  ensaignait  avec  un 
applaudissement  universel.  S'il  avait  la 
réputation  d'être  le  plus  habile  homme  de 


(i)  Voyez,  pour  l'étymologic  des  noms 
d'Héloïse  et  d' Abeilard,  la  Vie  et  les  Amours  de 
ces  époux  malheureux,  lonie  I  pn£.  •>.  \  et  3i. 


74  IDÉE   DES  AMOURS 

l'Europe  ,  Héloïse  était  aussi  regardée 
comme  la  merveille  de  son  sexe.  Fulbert 
jeta  les  jeux  sur  Abeilard ,  pour  instruire 
sa  nièce  dans  la  théologie.  Abeilard  ,  qui 
avait  entendu  parler  d'Héloïse  et  de  son 
esprit  étonnant,  consentit  sans  peine  aux 
désirs  de  Fulbert.  C'est  de  ce  moment  que 
ces  deux  personnes  ,  si  supérieures  à  leur 
siècle  parles  lumières  de  leur  esprit  et  par 
la  sensibilité  de  leur  âme  ,  se  virent ,  s'ai- 
mèrent,  se  le  dirent,  se  le  jurèrent,  et 
prirent  des  mesures  pour  se  livrer  sans 
contrainte  à  leur  passion.  Abeilard  n'eut 
pas  de  peine  à  inspirer  sa  tendresse  à  Hé- 
loïse. L'amour  est  si  aisé  à  persuader  à  une 
fille  de  dix-huit  ans  ,  que  les  chaînes  de  ce 
diou  lui  semblent  des  liens  de  roses,  et 
que  son  cœur  aveuglé  suit  ses  premiers 
mouvemens  sans  autres  réflexions  que 
celles  qu'inspire  le  plaisir  d'aimer  et 
d'être  aimée. 

S'il  faut  juger  de  la  faiblesse  de 
l'iiomme  par  Abeilard,  on  ne  doutera 
point  qu'un  philosophe,  quelque  éclairé 


D'HËLOISE  ET  D'ABEILARD  j5 
qu'il  soit ,  n'est  pas  plus  sage  qu'un  autre  ; 
et  quelque  envie  qu'il  ait  de  ne  se  point 
commettre  pour  conserver  sa  réputation , 
tôt  ou  tard  il  fait  une  faute  que  tout  le  mon- 
de blâme  et  que  tous  les  hommes  feraient 
commelui  :  OmniavincitAmor.  Le  ciel  per- 
met aussi  quelquefois,  pour  punir  notre 
vanité,  que  le  plaisir  d'un  moment  soit 
comme  l'écueil  et  le  malheur  de  notre  vie. 

Afin  que  les  leçons  d'Abeilard  fussent 
plus  souvent  réitérées ,  Fulbert  l'engagea 
à  demeurer  chez  lui  ;  il  poussa  même  la 
complaisance  jusqu'à  lui  permettre  d'en- 
tretenir Héloïse  le  jour  et  la  nuit,  et  même 
de  la  châtier  si  elle  était  indocile  à  ses 
leçons.  Abeilard  accepta  ces  conditions 
avec  d'autant  plus  de  plaisir,  qu'elles  le 
mettaient  à  portée  de  voir  à  toutes  les 
heures  du  jour  sa  chère  Héloïse  ,  dont  les 
progrès  dans  les  sciences  humaines  étaient 
étonnans.  Cette  savante  fille  n'entendait 
rien  de  si  beau  que  ce  que  lui  enseignait 
Abeilard,  et  Abeilard  ne  trouvait  rien  de 
si  merveilleux  que  la  facilité  d'Iléloï.se  à 


76  IDEE  DES  AMOURS 

comprendre  et  à  expliquer  même  les  pas- 
sages les  plus  abstraits  de  l'Ecriture. 

Les  entretiens  savans  ne  faisaient  pas 
seuls  l'occupation  de  ces  amans  trop  heu- 
reux, l'amour  en  faisait  la  plus  grande 
partie.  L'étude  et  la  méditation  deman- 
dent la  retraite  et  les  lieux  écartés  :  ils  en 
profitèrent ,  sans  que  ceux  qui  s'en  aper- 
cevaient pussent  y  trouver  à  redire.  Ils 
vivaient  si  satisfaits  l'un  de  l'autre  dans 
les  bras  de  l'amour,  qu'Abeilard  (in  Ilis- 
torla  calamitati:m]^s 'exprime  ainsi  :  «  Dans 
«ces  retraites,  nous  nous  entretenions 
«  beaucoup  plus  de  notre  mutuelle  ar- 
ec deur  que  de  questions  de  philosophie  ; 
«  nous  nous  donnions  plus  de  baisers  que 
«  nous  n'expliquions  d'axiomes  :  je  por- 
«  tais  ,  continue  Abcilard ,  plus  souvent  !a 
«  main  au  sein  d'Héloïse  qu'à  ses  livres; 
«  et ,  en  badinant  île  diverses  opinions  de 
<(  la  morale,  j'y  trouvais  la  souveraine 
<(  félicité.  » 

Une  vie  si  douce  ne  fut  pas  de  longue 
durée.   La  fortune  vint  troubler  la  tran- 


D'HELOISE  ET  D'ABEILARD.  77 
quillité  de  ces  deux  amans.  Leur  com- 
merce transpira,  et  Fulbert,  par  des  chan- 
sons ,  apprit  les  écarts  d'Héloïse.  11  se 
repentit ,  mais  trop  tard ,  de  sa  trop  grande 
simplicité.  Pour  éviter  les  suites  de  cet 
amour  et  conserver  l'honneur  de  sa  nièce , 
il  la  fit  partir  pour  Corbeil  et  chassa  Abci- 
lard  de  sa  maison. 

Héloïse  aimait  Abeilard  autant  qu'elle 
en  était  aimée.  Elle  lui  écrivit  le  lieu  de 
sa  retraite  :  l'amour  donna  des  ailes  et 
favorisa  Abeilard.  Ils  continuèrent  de  se 
voir  secrètement ,  et  ils  se  donnèrent ,  dans 
des  entrevues  clandestines ,  tant  de  preu- 
ves d'amour  et  de  tendresse,  qu'Héloïse 
ne  fut  pas  long-temps  sans  s'apercevoir 
d'un  embonpoint  qui  ne  lui  était  pas  or- 
dinaire ;  elle  en  instruit  son  amant ,  qui 
l'enlève  et  la  conduit  en  Bretagne,  chez 
une  de  ses  sœurs ,  où  Héloïse  accoucha 
d'un  garçon  beau  comme  le  jour. 

De  retour  à  Paris,  Abeilard  apprend 
que  Fulbert  est  furieux  :  il  va  le  voir  ,  et , 
pour  apaiser  la  colère  de  cet  oncle  outragé , 


•;$  IDÉE   DES  AMOURS 

il  lui  propose  d'épouser  Héloïse;  Fulbert  y 
consent.  Héloïse,  soit  qu'elle  prévit  les 
suites  fâcheuses  de  cet  hymen,  soit  qu'elle 
aimât  mieux  vivre  maîtresse  d'Aheilard 
que  sa  femme,  employa  toute  son  élo- 
quenc3  pour  le  détourner  de  ce  dessein. 
Abeilard  avait  donné  sa  parole  ;  cet  hymen 
se  fit,  mais  il  ne  put  adoucir  la  vengeance 
horrible  et  p-qéiiiéditée  de  Fulbert. 

Pour  ne  point  perdre  son  canonicat  et 
ses  écoliers,  il  fut  convenu  entre  Héloïse 
et  Abeilard  que  leur  mariage  serait  tenu 
secret.  En  conséquence  Héloïse  se  retira 
au  monastère  d'Argenteuil ,  où  elle  prit 
l'habit  de  religieuse.  Fulbert  se  croyant 
joué  de  ses  neveu  et  nièce ,  résolut  de  pu- 
nir l'un  et  l'autre  du  même  coup.  Il  cor- 
rompt le  domestique  d'Abeilard;  et  une 
nuit,  accompagné  de  quatre  scélérats  ,  ils 
surprennent  ce  malheureux  époux,  le  mu- 
tilent et  ne  lui  laissent  de  l'homme  que  le 
nom.  Fulbert,  convaincu  de  cet  attentat, 
fut  puni  par  la  perte  de  ses  bénifices  et  de 
ses  biens  confisqués,  et  deux  de  ses  cora- 


DHÉLOISE  ET  D'ABEILARD.  79 
pliccs  subirent  la  peine  du  talion.  Cet 
événement  causa  des  larmes  à  tout  Pavis  , 
et  principalement  aux  femmes.  La  mort 
d'un  mari  ou  d'un  amant  ne  leur  aurait 
pas  été  plus  sensible  que  la  nouvelle  de  ce 
malheur.  Il  n'est  pas  possible  d'exprimer 
la  douleur  d'Héloïse,  lorsqu'elle  apprit 
cet  horrible  attentat  ;.  elle  en  fut  toujours 
inconsolable.  Abeilard ,  guéri  de  sa  bles- 
sure, honteux  de  lui-même,  se  retira  chez 
les  moines  de  Saint-Denis.  Mais,  avant  de 
prononcer  ses  vœux,  il  engagea  Héloîse, 
soit  par  excès  d'amour,  soit  par  excès  du 
jalousie,  à  faire  profession  avant  lui. 

Héloîse  aimait  trop  son  malheureux 
époux  pour  ne  pas  lui  obéir.  En  pronon- 
çant ses  vœux,  elle  tenait  dans  ses  mains 
<:t  baignait  de  ses  larmes  le  dernier  billet 
d  Abeilard,  dans  lequel  il  lui  jurait  nu 
amour  éternel.  «  Je  portais  (  disait-elle 
«  en  allant  à  lautel)  le  cœur  de  mon 
«  amant  et  le  mien  ,  et  mon  sacrifice  im- 
«  molait  l'un  et  l'autre.  » 

Aluilanl,  pour  conserver  sa  réputation, 


8o  IDÉE   DES  AMOURS 

recommence  ses  exercices.  Un  Traité  de 
théologie  qu'il  compose  lui  attire  beaucoup 
d'ennemis ,  entre  autres  saint  Bet'nard. 
Son  livre  est  condamné  au  feu  ;  il  est 
obligé  de  fuir;  il  se  retire  dans  un  désert 
près  de  Nogent.  Les  savans  étaient  rares 
dans  ce  siècle.  On  chercha  Abeilard  et  on 
le  découvrit;  on  le  combla  de  libéralités 
pour  entendre  ses  leçons.  Ces  présens  fu- 
rent si  considérables,  qu'il  en  lit  bâtir, 
avec  la  permission  de  son  évêque,  un 
oratoire  qu'il  dédia  au  Saint-Esprit ,  sous 
le  nom  de  Paraclet. 

Ce  fut  alors  que  l'abbé  de  Suger ,  per- 
suadé que  les  religieuses  d'Argenteuil  ne 
vivaient  pas  avec  toute  la  régularité  du 
leur  état,  les  fit  sortir  de  ce  monastère,  où 
il  établit  les  moines  de  Saint-Denis. 

Abeilard  offrit  le  Paraclet  à  Héloïse, 
qui  s'y  retira  avec  plusieurs  religieuses  et 
deux  nièces  d'Abeilard  ,  qui  prirent  aus- 
sitôt le  voile  de  religion.  L'établissement 
de  ce  monastère  fut  confirmé  par  une  bulle 
d'Innocent  II.  Héloïse  en  fut  la  première 


D'HÉLOISE  ET  D'ABEILARD.  81 
abbesse  ;  elle  y  vécut  saintement ,  et  rcc ut , 
de  différentes  personnes  de  considération, 
des  bienfaits  qui  enrichirent  son  abbaye. 
M.  le  duc  de  Bretagne,  qui  chérissait 
les  savans ,  nomma  Abeilard  abbé  de 
Saint-Gildas  de  Ruys  ,  dans  le  diocèse  de 
Vannes.  Cette  abbaye  est  située  sur  un  ro- 
cher battu  des  flots  de  la  mer.  Un  lieu  si 
sauvage  était  propre  pour  nourrir  le  cha- 
grin dont  Abeilard  était  dévoré.  Il  prend 
possession  de  son  abbaye  :  il  y  trouve  les 
moines  dans  la  plus  grande  débauche.  11 
veut  remettre  le  bon  ordre,  et  réformer  la 
conduite  de  ses  religieux  ,  dont  la  licence 
effrénée  scandalisait  ;  mais  ,  au  lieu  de  les 
faire  rentrer  dans  leur  devoir  et  dans  la 
piété  dont  il  leur  montrait  l'exemple  par 
l'austérité  de  ses  mœurs  ,  il  s'en  fit  autant 
d'ennemis,  (jui ,  à  force  de  persécution  , 
en  voulant  même  à  sa  vie  ,  l'obligèrent  de 
se  retirer  au  Paraelet ,  où  il  ne  idemciira 
pas  long-temps  à  cause  des  bruits  calom- 
nieux qui  se  répandaient  sur  son  compte 
et  celui  d'Héloïse:  comme  si  l'état  d'Ori- 


î>2  IDÉE  DES  AMOURS 

gène  où  il  était  réduit,  ne  l'eût  pas  mis  à 

l'abri  de  tous  soupçons. 

'Abeilard  s'était  fait  un  ami  ;  cet  ami 
était  inconsolable  de  la  perte  d'une  partie 
de  sa  fortune.  Abeilard  crut ,  pour  le  con- 
soler, devoir  lui  écrire  l'histoire  de  ses 
malheurs.  (Vide,  catamitatum  Abelardihis- 
toria.)  Cette  lettre  ,  écrite  avec  énergie  ,  et 
si  intéressante  d'ailleurs  parles  aventures 
singulières  qu'elle  contient,  devint  bien- 
tôt publique.  Il  en  courut  plusieurs 
copies,  dont  une,  entre  autres,  parvint 
jusqu'à  Héloïse,  qui  la  lut  avec  la  plus 
grande  avidité ,  venant  d'une  main  qui 
lui  était  si  chère.  Cet  écrit  rappela  dans 
son  cœur  les  sentimens  les  plus  tendres  et 
les  plus  vifs ,  tels  qu'elle  les  avait  eus  au- 
trefois pour  Abeilard  ;  c'est  là  qu'elle 
prend  occasion  de  lui  écrire,  et  de  lui 
faire  sentir  s'il  est  d'un  amant  délicat  de 
laisser  si  long-temps  une  tendre  amante 
en  proie  aux  fausses  idées  qu'un  long  si- 
lence aurait  pu  lui  donner.  Cette  lettre 
enfin  produisit  ces  fameuses  Lettres  d'Hé- 


D'HÉLOISE  ET  D'ABEILARD.  83 
loïse  et  d'Abeilard,  qui  peignent  si  viv«- 
ment  les  combats  de  la  nature  et  de  la 
grâce. 

Le  célèbre  Pope  a  saisi  avec  la  plus 
grande  sagacité  les  expressions  les  plus 
délicates  et  les  plus  tendres  dont  Héloïse 
s'est  servie  dans  les  différentes  lettres 
qu'elle  a  écrites  à  Abeilard.  C'est  un  grand 
tableau  que  ce  fameux  poète  a  réduit  en 
petit,  et  dont  il  a  emprunté  les  couleurs 
les  plus  vives,  qui,  jointes  à  cet  enthou- 
siasme divin  ,  seul  fruit  du  génie  ,  font  re- 
garder la  lettre  d'Héloïse  comme  une  copie 
au-dessus  de  l'original,  et  que  M.  Co- 
lartlcau  a  mise  en  vers,  transporté  sans 
doute  ,  tant  des  beautés  qu'elle  renferme, 
que  de  la  richesse  des  sentimens  expressifs 
de  la  plus  vive  tendresse  dont  elle  est 
remplie. 

Cette  Épître,  quoique  imitée  de  Pope, 
est  le  chef-d'œuvre  de  ce  poète  charmant, 
de  qui  la  parque  meurtrière  vient  de  ter- 
miner les  jours  à  la  fleur  de  son  âge,  a  vaut 
à  peine  atteint  quarante  ans,  et  à  la  gloire 


84  IDÉE  DES  AMOURS  etc. 

duquel  on  ne  saurait  trop  élever  de  mo- 
numens.  Cet  aimable  poète  est  mort  le  7 
avril  1776,  sans  avoir  joui  des  lauriers 
académiques  que  ses  talens  et  ses  travaux 
lui  avaient  justement  mérités.  Il  avait  été 
nommé  à  l'académie  française  le  7  mars , 
un  mois  avant  sa.mort.  Cette  illustre'com- 
pagnie  lui  fit  dire  un  service  le  18  avril , 
quatre  jours  avant  celui  qui  avait  été  fixé 
pour  sa  réception.  M.  Colardeau  était  bien 
digne  d'occuper  la  place  qui  lui  était  des- 
tinée dans  cette  classe  d'hommes  célèbres  , 
dont  les  écrits  savans  font  tant  d'honneur 
à  la  nation  française. 


ÉP1TRE 

AMOUREUSE 

D'HÉLOISE  A  ABEILARD, 

TRADUCTION  LIBRE  DE  L'ANGLAIS 
DE  M.  POPE  , 

Pau  M.  COLARDEAU, 

DE     L  ACADÉMIE     FRANÇAISE. 


AVANT-PROPOS. 

Si  les  charmes  de  l'esprit  et  de  l'élo- 
quence rendirent  célèbres  Héloîse  et 
Âbeilard,  leur  malheureuse  passion  les 
reud  encore  plus  intéressons.  Ces  deux 
amans  éprouvèrent  la  disgrâce  la  plus 
cruelle.  L'illustre  Pope  a  rassemblé  dans 
une  seule  lettre  les  principaux  événcmens 
de  la  vie  de  ces  infortunés.  Cette  Épitre 
est  plus  imitée  que  traduite.  M.  Colardeau 
a  cru  ne  point  devoir  s'assujettir  au  sens 
littéral  du  poète  anglais.  Il  a  taché  d'évi- 
ter ce  défaut,  en  ne  s'attachant  qu'à  ren- 
dre ,  autant  qu'il  a  pu ,  les  beautés  de 
l'original. 

Il  y  a  eu  plusieurs  copies  manuscrites 
et  même  imprimées  decette  Épitre  répan- 
dues dans  le  public;  mais  presque  toutes 
ont  été- tronquées  ,  et  ne  sont  pas  aussi 
complètes  que  celle-ci,  qui  est  la  seule 
que  l'auteur  ait  avouée. 


MMHU/M  VV1*  VIA^WII \ l\A\\t\\\1 


ÉPiTRE 

DHELOÏSE   A  ABEILARD. 


(Hèloise  est  supposée  dans  sa  cellule,  occupée 
à  lire  une  lettre  cî'Abeilard ,  et  à  y  faire  ré- 
ponse.) 

-Dans  ces  lieux  habités  par  la  simple  innocence. 
Ou  règne  avec  la  paix  un  éternel  silence, 
Où  les  cœurs,  asservis  à  de  sévères  lois, 
Vertueux  par  devoir,  le  sont  aussi  par  choix, 
Quelle  tempête  affreuse,  à  mon  repos  fatale, 
S'élève  dans  les  sens  d'une  faible  vestale  ? 
De  mes  feux  mal  éteints  qui  ranime  l'ardeur? 
Amour,  cruel  amour,  renais-tu  dans  mon  ■,-œur.' 
Hélas!  je  me  trompais;  j'aime,  je  brûla  sncore. 
O  mon  cher  et  fatal'!...  Abeilard...  je  t'adore. 
Cette  lettre,  ces  traits,  a  mes  yeux  si  connus, 
Je  les  baise  cent  fois,  cent  fois  je  les  ai  lus. 
De  sa  bouche  amoureuse  Héloisc  les  presse.... 
Abeilard!  cW  amant,!  mais  quelle  est  ma  fai- 
blesse? 
Quel  nom  dans  ma  retraite  osoje  prononcer:' 


88  ÊPITRE  D'HÈLOïSE 

Ma  main  l'écrit...  Hé  bien,  mes  pleurs  vont 
l'eflàcer. 

Dieu  terrible  !  pardonne  ;  Héloïse  soupire, 
Au  plus  cber  des  époux  tu  lui  défends  d'écrire  : 
A  tes  ordres  cruels  Héloïse  souscrit...      [obéit. 
Que  dis-je?  mon  cœur  dicte...  et  ma.  plume 

Prisons,  où  la  vertu,  volontaire  victime, 
Gémit  et  se  repent,  quoiqu'exempte  de  crime  ; 
OÙ  l'homme,  de  son  être  imprudent  destructeur, 
Ne  jette  vers  le  ciel  que  des  cris  de  douleur  : 
Marbres  inanimés,  et  vous,  froides  reliques, 
Que  nous  ornons  de  fleurs,  qu'honorent  nos 

cantiques, 
Quand  j'adore  Abeilard,  quand  il  estmon  époux, 
Que  ne  suis-je  insensible  et  froide  comme  vous! 
Mon  Dieu  m'appelle  en  vain  du  trône  de  sa 

gloire  ; 
Je  cède  à  la  nature  une  indigne  victoire; 
Les  cilices,  les  fers,  les  prières,  les  vœux, 
Tout  est  vain,  et  mes  pleurs  n'éteignent  point 
mes  feux. 
Au  moment  où  j'ai  lu  ces  tristes  caractères , 
Des  ennuis  de  ton  cœur  secrets  dépositaires, 
Abeilard,  j'ai  senti  renaître  mes  douleurs. 
Cher  époux,  clier  objet  de  tendresse  et  d'hor- 
reurs , 


A  ABEILARD.  8<> 

Vue  l'amour  dans  tes  liras  avait  pour  moi  de 

charmes  ! 
Que  l'amour  loin  detoimefait  verserde  larmes! 
Tantôt  je  crois  te  voir,  de  myrthe  couronné, 
Heureux  et  satisfait,  à  mes  pieds  prosterné  ; 
Tantôt,  dans  les  déserts,  farouche  et  solitaire, 
Le  front  couvert  de  cendre,  et  le  corps  sous  la 

haire, 
Desséché  dans  ta  fleur,  pâle  et  défiguré, 
A  l'oniLre  des  autels,  dans  le  cloître  ignore; 
C'est  donc  là  qu'Abeilard,  que  sa  fidèle  épouse, 
Quand  la  religion,  de  leur  bonheur  jalouse, 
Brise  les  nœuds  chéris  dont  ils  étaient  liés, 
V  ont  vivre  indifférens,l'uu  par  l'autre  oubliés; 
C'est  là  que,  détestant  et  pleurant  leur  victoire, 
ils  fouleront  aux  pieds,  et  l'amour  et  la  gloire. 
Ah  !  plutôt  écris-moi  :  formons  d'autres  liens, 
fartage  mes  regrets...  je  gémirai  des  tiens. 
L'écho  répétera  nos  plaintes  mutuelles; 
L'écho  suit  les  amans  malheureux  et  fidèles. 
Le  sort,  nos  ennemis,  ne  peuvent  nous  ravir 
Ijc  plaisir  douloureux  de  pleurer,  de  gémir: 
ISos  larmes  sont  à  nous...  nous  pouvons  les  ré- 
pandre, [tendre. 
Mais  Dieu  seul,  me  dis-tu,  Dieu  seul  y  doit  pré- 
Cruel,  je  t'yi  perdu }  je  perds  tout  avec  loi. 


cjo  flPITRE  D'HÉLOISE 

Tout  m'arrache  des  pleurs. .  tu  ne  vis  plus  pour 

moi.  [mes  larmes; 

C  est  pour  toi...  pour  toi  seul  que  couleront 
Aux  pleurs  des  malheureux  Dieu  trouve-t-il 

des  charmes?  [t^m1» 

Écris-moi,  je  le  veux; ce  commerce  enchan- 
Aimahle  e'panchement  de  l'esprit  et  du  cœur, 
Cet  art  de  converser  sans  se  voir,  sans  s'entendre, 
Ce  muet  entretien ,  si  charmant  et  si  tendre , 
L'art  d'écrire,  Aheilard,  fut  sans  doute invenîé 
Par  l'amante  captive  et  l'amant  agité. 
Tout  vit  par  la  chaleur  d'une  lettre  éloquente; 
Le  sentiment  se  peint  sous  les  doigts  d'une 

amante. 
Son  cœur  s'y  développe;  elle  peut  sans  rougir 
Y  mettre  tout  le  feu  d'un  amoureux  désir. 
Hélas  !  notre  union  fut  légitime  et  pure  ! 
Ou  nous  en  fit  un  crime,  et  le  ciel  en  murmure  ! 
A  ton  cœur  vertueux  quand  mon  cœur  fut  lié , 
Quand  tu  m'offris  l'amour  sous  lenomd'nmitié, 
Tes  yeux  brillaient  alors  d'une  douce  lumière  : 
Mon  ame,  dans  ton  sein,  se  perdit  tout  entière. 
Je  te  croyais  un  dieu,  je  te  vis  sans  effroi. 
Je  cherchais  une  erreur  qui  me  trompât  pour  toi. 
Ah  !  qu'il  t'en  coûtait  peu  pour  charmer  Héloisc! 
lu  parlais....  à  ta  voix  tu  me  voyais  soiunisc. 


A  ABEILARD.  91 

Tu  me  peignais  L'amour  bienfaisant,  enchan- 
teur.... 

La  persuasion  se  glissait  dans  mon  cœur: 

Hélas!  elle  y  coulait  de  ta  bouche  éloquente; 

Tes  lèvres  la  portaient  sur  celles  d'une  amante. 

Je  t'aimai....  je  connus,  je  suivis  le  plaisir; 

Je  n'eus  plus  de  mon  Dieu  qu'un  faible  souvenir; 

Je  t'ai  tout  immolé,  devoir,  honneur,  sagesse; 

J'adorais  Abeilard,  et,  dans  ma  douce  ivresse, 

I.e  reste  de  la  terre  était  pôrJu  pour  moi  : 

Mon  univers,  mon  Dieu,  ji  trouvais  tout  en  toi. 
Tu  le  sais  ;  quand  ton  âme ,  à  la  mienne  en- 
chaînée, 

Me  pressait  de  serrer  les  nœuds  de  l'hyménée, 

Je  t'ai  dit  :  Cher  amant,  hélas  !  qu'exiges-tu? 

L'amour  n'est  point  un  crime;  il  est  une  vertu. 

Pourquoi  donc  l'asservir  à  des  lois  tyranniques? 

Pourquoi  le  captiver  par  des  nœuds  politiques?. 

L'amour  n'est  point  esclave,  et  ce  pur  sentiment, 

Dans  le  cœur  des  humains  naît  libre ,  indépen- 
dant. 

Unissons  nos  plaisirs  sans  unir  nos  fortunes. 

Crois-moi:   l'hymen  est  fait  pour  des   âmes 

communes, 
Pour  des  amans  livrés  à  l'infidélité. 
Je  trouve  dans  l'amour,  nies  biens,  ma  volupté. 


92  ÉPHRE  D'HELOISE 

J  e  véritable  amour  ne  craint  point  le  parjure. 

Aimons-nous  ,  il  suffit,  et  suivons  la  nature. 

Apprenons  l'art  d'aimer,  de  plaire  tour  à  tonr; 

Ne  cherchons,  en  un  mot,  crue  l'amour  dans 
l'amour.  [  trône , 

Que  le  plus  grand  des  rois,  descendu  de  son 

Vienne  mettre  à  mes  pieds  son  sceptre  et  sa 
couronne,  [traits, 

Et  que,  m'offrant  sa  main  pour  prix  de  mes  ai- 

Son  amour  fastueux  me  place  sous  le  dais  ; 

Alors  on  me  verra  préférer  ce  que  j'aime 

A  l'éclat  des  grandeurs,  au  monarque,  à  moi- 
même.  [  cœur  ; 

Abeilard,  tu  le  sais,  mon  trône  est  dans  ton 

Ton  cœur  fait  tout  mon  bien,  mea  titres,  m? 
grandeur. 

Méprisant  tous  ces  noms  que  la  fortune  invente, 

Je  porte  avec  orgueil  le  nom  de  ton  amante; 

S'il  en  est  un  plus  tendre  et  plus  digne  de  moi, 

S  il  peint  mieux  mon  amour,  je  le  prendrai  pour 
toi. 

Abeilard,  qu'il  est  doux  de  s'aimer,  de  se  plaire! 

C'est  la  première  loi  ;  le  reste  est  arbitraire. 

Quels  mortels  plus  heureux  que  deux  jeunes 
amans , 

Hennis  par  leurs  goûts  et  par  leurs  senttmeus. 


A  ADEILARD.  ç)3 

Que  les  ris  et  les  jeux  que  le  penchant  rassemble, 

Qui  pensent  à  la  fois,  qui  s'expriment  ensemble; 

Qui  confondent  la  joie,  au  sein  de  leurs  plaisirs; 

Qui  jouissant  toujours,  ont  toujours  des  de'sirs? 

Leurs  cœurs,  toujours  remplis,  neprouvent 
point  de  vide. 

La  douce  illusion  à  leur  bonheur  préside. 

Dans  une  coupe  d'or  ils  boivent  à  longs  traits 

L'oubli  de  tous  les  maux  et  des  biens  imparfaits. 

S'il  est  des  cœurs  heureux,  ils  sont  heureux 
sans  doute  :  [  route. 

IS'ous  cherchons  le  bonheur,  l'amour  en  est  la 

L'amour  mène  au  plaisir,  l'amour  est  le  vrai 
bien. 

Tel  fut,  cher  Abeilard,  et  ton  sort  et  le  mien. 
Que  les  temps  sont  changés!  ô  jour,  jour 
exécrable, 

Jour  affreux,  où  l'acier  dans  une  main  coupable, 

Osa....  Quoi!  je  n'ai  point  repoussé  ses  efforts.' 

Malheureuse  Héloîse!  ah  !  que  faisais-je  alors! 

Mon  bras,  mon  désespoir,  les  larmes  d'une 
amante 

Auraient Rien  ne  fléchit  leur  raae  frémis- 
sante!... 

Barbares,  aimez!  respectez  mou  époux! 

Seule  i'ai  mérité  de  périr  sous  vos  coups. 


t)4  EPITRE   D'IIËLOISE 

Vous  punissez  l'amour,  et  l'amour  est  mon 

crime!  [time 

Oui,   j'aime   avec  fureur;  frappez  votre  vic- 
Vous  ne  m'écoutez  pas  !  le  sang  coule. . .  Ah  ! 

cruels  ! [  criminels  ! 

Quoi  !  mes  cris  ,  quoi  !  mes  pleurs  paraîtront 
Quoi  !  je  ne  puis  me  plaindre  en  mon  malheur 
funeste  ?  [  reste  : 

Nos  plaisirs  sont  de'truits,  ma  rougeur  dit  le 
Mais  quelle   est   la  rigueur  du  destin  qui  nous 
perd  1  [  ouvert. 

Nous   trouvons  dans  l'abîme  un  autre  abîme 
O  mon  cher  Abeilard,  peiul-toi  ma  destinée; 
Rappclb-toi  le  jour  où,  de  fleurs  couronnée, 
Où  prête  à  prononcer  un  serment  solennel , 
Ta  main  me  conduisit  aux  marches  de  l'autel  ; 
Où ,  détestant  tous  deux  le  sort  qui  nous  op- 
prime, 
On  vit  une  victime  immoler  la  victime; 
Où ,  le  coeur  consumé  du  feu  de  mes  désirs , 
Je  jurai  de  quitter  le  monde  et  ses  plaisirs. 
D'un  voile  obscur  et  saint,  ta  main  faible  et 

tremblante , 
A  peine  avait  couvert  le  front  de  ton  amante  ; 
A  peine  je  baisais  ces  vétemens  sacres, 
Ces  cilices,  ces  fers  à  mes  mains  préparés  ; 


A  ABEILARD.  r  5 

Du  temple  tout  à  coup  les  voûtes  retentirent , 
Le  soleil  s'obscurcit ,  et  les  lampes  pâlirent. 
Tant  le  ciel  entendit  avec  e'tonnement 
Des  vœux  qui  n'étaient  plus  pour  mon  fidèle 

amant. 
Tant  l'Éternel  doutait  encor  de  sa  victoire  ! 
Je  te  quittais Dieu  même  avait  peine  à  le 

croire. 
Hélas  !  qu'à  juste  titre  il  soupçounait  ma  foi  ! 
Je  me  donnais  à  lui  quand  j'étais  toute  à  loi. 
Viens  donc,  cher  Abeilard,  seul  flambeau  de 

ma  vie. 
Que  ta  présence  encor  ne  me  soit  point  ravie  ! 
C'est  le  dernier  des  biens  dont  je  veuille  jouir. 
Viens,  nous  pourrons  encor  connaître  le  plaisir, 
I.e  chercher  dans  nos  yeux2  le  trouver  dans 

nos  âmes. 
Je  brûle. .. .  de  l'amour  je  sens  toutes  les  flammes. 
Laisse-moi  m'appuyer  sur  ton  sein  amoureux, 
Me  pâmer  sur  ta  bouche,  y  respirer  nos  feux  : 
Quels  momens,  Abeilard!  les  sens-tu?  quelle 

joie! 
0  douce  volupté! ...  plaisirs....  où  je  me  noie! 
terre-moi  dans  tes  bras!  presse-moi  sur  ton 

cœur  :  [  douce  erreur  ! 

Nous  nous  trompons  tous  deux;  mais  quelle 


r,o  ÉPLTB.E   D.'HÉLOISE 

Je  r.e  me  souviens  plus  de  ton  destin  funeste,' 

Couvre-moi  de  baisers je  rêverai  le  reste. 

[Que  dis-je ?  cher  amant;  non,  non,  ne  m'enj 

crois  pas. 
Il  est  d'autres  plaisirs,  montre-m'en  les  appas. 
Viens,  mais  pour  me  traîner  au  pied  du  sanc- 
tuaire, [taire, 
Pour  m'apprendre  à  gtiiiir  sous  un  joug  salu- 
A  te  préférer  Dieu,  son  amour  et  sa  loi, 
Si  je  puis  cependant  les  préférer  à  toi. 
Viens ,  et  pense  du  moins  que  ce  troupeau  ti- 
mide 
De  vesiales ,  d'enfaus ,  a  besoin  qu'on  le  guide. 
Ces  filles  du  Seigneur ,  instruites  par  ta  voix , 
Baissant  un  front  docile,  et  s'imposant  tes  lois, 
Marcheront  sur  tes  pas  dans  ce  climat  sauvage. 
De  ces  remparts  sacrés  l'enceinte  est  ton  ou- 
vrage ; 
Et  tu  nous  fis  trouver  sur  des  rochers  affreux, 
Des  campagnes  d'Éden  l'attrait  délicieux. 
Retraite  des  vertus,  séjour  simple  et  champêtre, 
Sans  faste ,  sans  éclat ,  tel  enfin  qu'il  doit  être  ; 
Les  biens  de  l'orphelin  ne  l'ont  point  enrichi , 
De  l'or  du  fanatique  il  n'est  point  embelli. 
La  piété  l'habite,  et  voilà  sa  richesse. 
Dans  l'enclos  ténébreux  de  celte  forteresse, 


A  ABKILARD.  97 

Sous  ces  dômes  obscurs,  à  l'ombre  de  ces  tours, 
Que  ne  peut  péne:trcr  l'éclat  des  plus   beaux 

jours , 
Mon  amant  autrefois  répandait  la  lumière  : 
Le  soleil  brillait  moins  au  haut  de  sa  car  ière  ; 
Les  rayons  de  sa  gloire  éclairaient  Ions  les  yeux. 
Maintenant  qu'Abeilard  ne  vit  plus  dans  ces 

lieux, 
La  nuit  les  a  couverts  de  ses  voiles  funèbres  ; 
La  tristesse  nous  suit  dans  l'horreur  des  lénè,- 

bres, 
On  demande  Abeilard,  et  je  vois  tous  les  creun. 
Privés  'de  mon  amant,  partager  mes  douleurs. 
Des  larmes  de  ses  sœurs ,  Héloïse  attendrie , 
De  voler  dans  leurs  bras  te  conjure  et  te  prie. 
Ah  !  charité  trompeuse!  ingénieux  détour! 
Ai-je  d'autre  vertu  que  celle  de  l'amour! 
Viens,  n'écoute  que  moi,  moi  seule  je  t'appelle. 
Abeilard,  sois  sensible  a  ma  douleur  mortelle. 
Toi.  dans  qui  je  trouvais  père,  époux,  frère,  ami; 
Toi,  de  tous  les  amans,  l'amant  le  plus  chéri , 
Ne  \ ois-tu  plus  en  moi  ton  épouse  charmante, 
Ta  fille,  ton  amie,  et  surtout  Ion  amante? 
Viens,  ces  arbres  touflus,  ces  pins  audacieux, 
Dont  la  cime  s'élève  et  se  perd  dans  les  cieux; 
Ces  ruisseaux  argentés  fuyant  dans  la  prairie- 


<)S  ÉPITRE  D'HÉLOISE 

L'abeille  sur  les  fleurs  cherchant  son  ambroisie 
Le  zéphyr  qui  se  joue  au  fond  de  nos  bosquets; 
Ces  cavernes-,  ces  lacs  et  ces  sombres  forêts  ; 
Ce  spectacle  riant,  offert  par  la  nature, 
N'adoucit  point  l'horreur  du  tourmentç/ue  j'en- 
dure : 
L'ennui,  le  sombre  ennui,   triste  enfant  du 

dégoût, 
Dans  ces  lieux  enchantés  se  traîne  et  corrompt 

tout. 
Il  sèche  la  verdure  ;  et  la  fleur  palissante 
Se  courbe  et  se  flétrit  sur  sa  tige  mourante. 
Zéphyr  n'a  plus  de  souffle,  Echo  n'a  plus  de  voix, 
Et  l'oiseau  ne  fait  plus  que  gémir  dans  nos  bois. 
Hélas  !  tels  sont  les  lieux  où ,  captive  en- 
chaînée, 
Je  traîne  dans  les  pleurs  ma  vie  infortunée  : 
Cependant,  Abeilard,  dans  cet  affreux  séjour, 
Mon  coeur  s'enivre  encordu  poison  de  l'amour. 
Je  n'y  dois  mes  vertus  qu'à  ta  funeste  absence, 
Et  j'ai  maudit  cent  fois  ma  pénible  innocence. 
Moi ,  dompter  mon  amour ,  quand  j'aime  avec 

fureur! 
Ah  !  ce  cruel  effort  est-il  fait  pour  mon  cœur  ? 
Avant  que  le  repos  puisse  entrer  dans  mon  âme, 
Avant  que  ma  raison  puisse  étouffer  ma  flamme. 


A  ABEILARD.  r,9 

Combien  faut-il  encore  aimer, se  repentir, 
Désirer,  espérer,  de'sespérer,  sentir, 
Embrasser,  repousser,  m'arraclier  à  moi-même, 
Faire  tout,  excepté  d'oublier  ce  que  j'aime? 

O  funeste  ascendant  !  ô  joug  impérieux  ! 
Quels  sont  donc  mes  devoirs,  et  qui  suis-je  en 

ces  lieux  ? 
Perfide!    de   quel   nom  veux-tu    que  l'on   le 

nomme  ? 
Toi ,  l'épouse  d'un  Dieu ,  tu  brûles  pour  un 

homme  ! 
Dieu  cruel,  prends  pitié  du  trouble  où  tu  me 

vois  ; 
A  mes  sens  mutinés  ose  imposer  tes  lois. 
Tu  tiras  du  chaos  le  monde  et  la  lumière  : 
Hé  bien'.jjl  Faut  t'armer  de  ta  puissance  entière. 

Il  ne  faut  plus  créer 11  faut  plus  en  ce  jour, 

11  faut  dans  Htloise  anéantir  l'amour. 

Le  pourras-tu,  grand  Dieu!  mon  désespoir,  mes 

larmes , 
Contre  un  cher  ennemi  te  demandent  des  armes; 
Et  cependant,  livrée  à  de  contraires  voeux, 
Je  crains  plus  tes  bienfaits  que  l'excès  de  mes 

feux. 
Chères  sœurs,  de  mes  fers,  compagnes  inno- 
centes , 


ioo  LP1TRE   DHÉLOISE 

Sous  ces  portiques  saints,  colombes  ge'rnissantcs, 
Vous ,  qui  ne  connaissez  que  ces  faibles  vertus 

Que  la  religion  donne et  que  je  n'ai  plus  ; 

Vous  qui,  dans  les  langueurs  d'un  esprit  mo- 
nastique , 
Ignorez  de  l'amour  l'empire  tyrannique; 
Vous  enfin  qui,  n'ayant  que  Dieu  seul  pour 

amant, 
Aimez  par  habitude,  et  non  par  sentiment  : 
<Jue  vos  cœurs  sont  heureux,  puisqu'ils  sont 
insensibles!  (sibles. 

Tous  vos  jours  sont  sereins,  toutes  vos  nuits  pai- 
I.e  cri  des  passions  n'en  trouble  point  le  couis. 
Ah!  qu'Hcloïse  envie»et  vos  nuits,  et  vos  jours! 
Héloïse  aime  et  brûle  au  lever  de  l'aurore  ; 
Au  coucher  du  soled  elle  aime  et  brûle  encore; 
Dans  la  fraîcheur  des  nuits  elle  brûle  toujours. 
Elle  dort  pour  rêver  dans  le  sein  des  amours. 
A  peine  le  sommeil  a  fermé  mes  paupières , 
L'Amour,  me  caressant  de  ses  ailes  légères, 
Me  rappelle  ces  nuits ,  chères  à  mes  desirs , 
Douces  nuits,   qu'au  sommeil  disputaient  les 

plaisirs  r 
Abeilar'd,  mon  vainqueur,  vient  s'offrir  à  ma 

vue  : 
Je  l'en  tends...  je  le  vois....  et  mon  âme  esterai»: 


A  ABEILARD.  loi 

Les  sources  du  plaisir  se  rouvrent  dans  mon 

cœur  ; 
Je  l'embrasse. . . .  Il  se  livre  à  mn  plus  tendre 

ardeur. 
La  douce  illusion  se  glisse  dans  mes  veines  : 
Mais  que  je  jouis  peu  de  ces  images  vaines  ! 
Sur  ces  objets  flatteurs ,  offerts  par  le  sommeil, 
La  raison  vient  tirer  le  rideau  du  réveil. 
Non,  tu  n'éprouves  plus  ces  secousses  cruelles, 
Abeilard,  tu  u'as  plus  de  flammes  criminelles. 
Dans  le  funeste  état  où  t'a  réduit  le  sort, 
Ta  vie  est  un  long  calme,  image  'de  la  muit. 
Ton  sang,  pareil  aux  eaux  du  lac  et  des  fontaines, 
Sans  trouble  et  sans  clialeur  circule  dans  les 

veines. 
Ton  cœur  glacé  n'est  plus  le  trône  de  l'amour. 
Ton  œil  appesanti  s'ouvre  avec  peine  au  jour  : 
On  n'y  voit  point  briller  le  feu  qui  inc  dévore, 
Tes  regards  sont  plus  doux  qu'un   rayon   de 

l'aurore. 
Viens  donc,  cher  Abeilard  !  que  crains-tu  près 

de  moi  ? 
Le  flambeau  de  Vénus  ne  brûle  plus  pour  toi. 
Désormais  insensible  aux  plus  douces  caresses, 
T'est-il  encor  permis  de  craindre  des  faiblesses.'' 
Puis-je  espérer  encor  d'être  belle  à  tes  yeux'.' 


ioa.  ÉPITBE  DILÉLOISE 

Semblable  à  ces  flambeaux,  à  ces  lugubres  feux, 
Qui  brûlent  près  des  niorls  sans  étouffer  leur 

cendre , 
Mon  amour  sur  ton  cœur  n'a  plus  rien  a  préten- 
dre. 
Ce  cœur  anéanti  ne  peut  plus  s'enflammer. 
Héloise  t'adore  et  tu  ne  peux  l'aimer. 

Ali  !  faut-il  t'envier  un  destin  si  funeste  ? 
Abeilardj  ces  devoirs,  ces  lois  que  je  déteste, 
L'austérité  du  cloître  et  sa  tranquille  horreur, 
A  ton  clier  souvenir  rien  n'arrache  mon  cœur, 
Soit  que  ton  Héloise,  aux  pleurs  abandonnée, 
Sur  la  lombe  des  morts  gémisse  prosternée , 
Soit  qu'aux  pieds  des  autels  elle  implore  son 

Dieu, 
Les  autels,  les  tombeaux,  la  majesté  du  lieu, 
Rien  ne  peut  la  distraire  ;  et  son  âme  obsédée 
Ne  respire  que  toi,  ne  voit  que  ton  idée  : 
Dans  nos  cantiques  saints,  c'est  ta  voix  que  j'en- 
tends. 
Quand  sur  le  feu  sacré  ma  main  jette  l'encens; 
Lorsque  de  ses  parfums  s'élève  le  nuage , 
A  travers  sa  vapeur  je  crois  voir  ton  image  : 
Vers  ce  fantôme  aimé  mes  bras  sont  étendus  : 
Tous  mes  vœux  sont  distraits,  égarés  et  perdus. 
Le  temple  unie  de  fleurs,  uos  fêtes  et  leur  pompe, 


A  ABEILABD.  io3 

Tout  ce  culte  imposant  n'a  plus  rien  qui  me 

trompe  : 
Quand  autour  de  l'autel  brûlant  de  mille  feux 
L'ange  courbe  lui-même  un  front  respectueux, 
Dans  l'instant  redouté  des  augustes  mystères, 
Au  miiieu  des  soupirs,  des  chants  et  des  prières, 
Quand  le  respect  remplit  les  cœurs  d'un  saint 

effroi, 
Mon  cœur  brûlant  t'invoque  et  n'adore  que  toi. 
Cependant,  Abeilar.d,  crains  qu'un  pouvoir 

suprême ,  [  même. 

Pour  m'arracher  à  loi,  ne  m'arrache  à  moi- 
Un  jour  ton  Dieu,  mon  Dieu,  peut  parler  à 

mon  cœur. 
De  ce  Dieu,  ton  rival,  sois  encor  le  vainqueur. 
Vole  près  d'Héloïse ,  et  sois  sûr  qu'elle  t'aime. 
Abeilard ,  dans  mes  bras  l'emporte  sur  Dieu 

même. 
Oui,  viens...  ;  ose  te  mettre  entre  le  ciel  et  moi  : 
Dispute-lui  mon  cœur...,  et  ce  cœur  est  à  toi. 
Quedis-je?  Non,  cruel,  fuis  loin  de  ton  amante; 
Fuis  ,  cède  à  l'Éternel  Héloïse  mourante  ; 
Fuis, et  mets  entre  nous  l'immensité  des  mers: 
Habitons  les  deux  bords  de  ce  vaste  univers. 
Dans  le  sein  de  mon  Dieu,  quand  mon  amour 

expie , 


io4  E  PITRE   D'HELOISE 

Je  crains  de  respirer  l'air  qu'Abcilard  respire  ; 

Je  crains  de  voir  vos  pas  sur  la  poudre  tracés  : 

Tout  me  rappellerait  des  traits  mal  effacés. 

Du  crime  au  repentir  un  long  chemin  nous 
mène; 

Du  repentir  au  crime  un  moment  nous  entraine. 

Ne  viens  point,  cher  amant;  je  ne  vis  plus  pour 
toi. 

Je  te  rends  tes  sermens  ;  ne  pense  plus  à  moi. 

Adieu  plaisirs  si  chers  à  mon  âme  enivrée  ! 

Adieu  douces  erreurs  d'une  amante  égarée  ! 

Je  vous  quitte  à  jamais  et  mon  cœur  s'y  résout; 

Adieu,  cher  Abeilard,  cher  époux...,  adieu  tout. 
Mais  quelle  voix  gémit  dans  mon  âme  éper- 
due! 

Ah  !  serait-ce. . . .  Oui  ,  c'est  elle ,  et  mon  heure 
est  venue. 

Une  nuit....  je  veillais  à  côté  d'un  tombeau; 

La  torche  funéraire .  obscur  et  noir  flambeau  , 

Poussait  par  intervalle  un  feu  mourant  et  som- 
bre. 

A  peine  il  s'éteignit  et  disparut  dans  l'ombre, 

Que  du  creux  d'un  cercueil,  des  cris,  de  longs 
accens , 

Ont  porté  jusqu'à  moi  cette  voix  (|ue  j'entends: 

ArrcU-;  chère  sœur,  arrête,  me  dit-elle; 


A  ABLILA11D.  io5 

Ma  cendre  attend  la  tienne  et  ma  tombe  t'appelle. 
Du  repos  qui  te  fuit  c'est  ici  le  séjour  ; 
J'ai  vécu  comme  toi  victime  de  l'amour. 
J'ai  brûlé  comme  toi  d'un  feu  sans  espérance. 
C'est  dans  la  profondeur  d'un  éternel  silence 
Que  jai  trouvé  le  terme  à  mes  affreux  tourmens. 
Ici  l'on  n'entend  plus  les  soupirs  des  amans  ; 
Ici  finit  l'amour,  ses  soupirs  et  ses  plaintes  ;  , 
La  piété  crédule  y  perd  aussi  ses  craintes. 
Meurs,  mais  sans  redouter  la  mort  ni  l'avenir. 
Ce  Dieu  que  l'on  nous  peint  armé  pour  nous  pu- 
nir, 
Loin  'd'allumer  ici  des  flammes  vengeresses , 
Assoupit  nos  douleurs  et  pardonne  aux  faibles- 
ses. 
O  mon  Dieu  !  s'il  est  vrai ,  si  telle  est  ta  bonté , 
Précipite  l'instant  de  ma  tranquillité. 

O  grâce  lumineuse  !  ô  sagesse  profonde  ! 
Vertu,  Glle  du  ciel,  oubli  sacré  du  monde, 
Vous  qui  me  promettez  des  plaisirs  éternels, 
Enlevez  Hélasse  au  sein  des  immortels , 
Je  me   meurs..!.  Abeilard,  viens  fermer  ma 

paupière. 
Je  perdrai  mon  amour  en  perdant  la  lumière. 
Dans  ces  derniers  momens,  viens  du  moins  re- 
cueillir 


s* 

ia6        ÊPITRE     D'HÉLOISE,    etc. 

Et  mon  dernier  baiser  et  mon  dernier  soupir. 

Et  toi ,  quand  le  trépas  aura  flétri  tes  charmes , 

Ces  charmes  séducteurs,  la  source  de  mes  larmes; 

Quand  la  mort  de  tes  jours  éteindra  le  flambeau; 

Qu'on  nous  unisse  encor  dans  la  nuit  du  tom- 
beau 5 

Que  la  main  des  amours  y  grave  notre  histoire; 

Et  que  le  voyageiu  ,  pleurant  notre  mémoire, 

Uise  :  Ils  s'aimèrent  trop,  Lis  furent  malheureux; 

Gémissons  sur  leur  tombe  et  n'aimons  pas 
comme  eux. 

IlilOÏSE 


ÉPÎTRE 

D'ABEILAUD  A  HÉLOÏSE. 

SON  AMANTE,  SON   ÉPOUSE, 


[mitet:  et  mise 


I)';:piès  la  LETTRE  D'AnEfLAKD  ,  de  M.  G**', 
servant  de  réponse  à  celle  d'HÉtoïsE,  par 
ftl  Pope. 


AVERTISSEMENT. 


Tout  ce  qui  peint  l'amour  et  caracté- 
rise la  violence  de  cette  passion  ,  presque 
toujours  fatale  aux  malheureuses  victimes 
qui  s'y  laissent  entraîner  par  le  seul  attrait 
du  plaisir  qui  les  domine,  ne  peut  man- 
quer d'intéresser  vivement. 

Le  succès  prodigieux  et  si  bien  mérité 
de  YÉpïire  d'Hétcise,  de  M.  Colardcau,  a 
fait  naître ,  depuis  douze  à  quatorze  ans , 
un  torrent  de  petits  poèmes ,  sous  les 
titres  d'Héroide,  d'Ëpître,  de  Lettre, etc.  , 
le  plus  grand  nombre  dans  l'oubli ,  mais 
parmi  lesquels  il  en  est  plusieurs  où 
nous  avons  trouvé  du  sentiment ,  de 
l'énergie  et  des  expressions  si  tendres  et 
si  analogues  aux  Amours  d'Abeilard  et 
d'Hélo  se,  que  nous  avons  cru  faire  plaisir 
an  public  de  les  extraire  et  d'en  former 
VÊpltrc  suivante,  en  nous  attachant  toute- 
fois à  suivre  presque  littéralement  le  sens 
de  la  Lettre  d'Abeilard  à  Héloise,  qui  sert 


AVERTISSEMENT.  1 09 

de  réponse  à  la  Lettre  d  lléloise ,  du  oé- 
lébre  Pope. 

Nous  n'avons  d'autre  mérite  f  si  c'en 
est  un)  que  d'avoir  rassemblé,  sous  un 
seul  point  de  vue ,  les  beautés  de  détail 
qui  nous  ont  paru  les  plus  piquantes  et 
les  plus  convenables  à  notre  objet;  ainsi , 
à  quelques  vers  près  de  notre  composi- 
tion,  il  n'y  a  rien  de  nous.  Semblables 
au  jardinier  qui,  du  cbo^x  rie  différentes 
fleurs  de  son  parterre,  artistement  ar- 
rangées ,  en  fait ,  au  moyen  du  jonc  qui 
les  retient,  un  bouquet  charmant.  Le 
parterre,  sont  les  poèmes  que  nous  avons 
parcourus;  les  fleurs,  les  tirades  de  vers 
que  nous  avons  été  obligés  d'ajouter  pour 
la  liaison  et  l'ensemble  des  différons  lar- 
cins dont  presque  toute  cette  Ëpltre  est 
composée.  Avons-nous  réussi  ?  C'est  au 
lecteur  à  décider. 

Après  un  aveu  aussi  sincère,  on  ne 
nous  accusera  point  de  plagiat.  Si  le  pu- 
blic applaudit  à  notre  ouvrage  .  notre  zèle 
a  tout  lait,  et  nous  ne  nous  prévaudrons 


no  AVERTISSEMENT, 

point  de  ce  succès.  C'est  aux  auteurs  que 
nous  avons  ,  pour  ainsi  dire  ,  métamor- 
phosés ,  à  s'en  réserver  toute  la  gloire. 


AVANT-PROPOS. 


Abeilaud  ne  s'attendait  pas ,  dans  la 
retraite  de  Saint-Gildas  de  Ruys ,  dont 
il  était  abbé  et  supérieur,  à  recevoir  une 
lettre  d'Héloïse.  Sa  naissante  vertu  et  sa 
faible  piété  se  trouvaient  alors  comme 
étouffées  sous  la  multitude  des  idées  qui 
s'élevaient  de  son  cœur  comme  d'un 
fonds  dont  l'amour  s'était  emparé.  Lors- 
qu'il quitta  la  France  pour  se  retirer  h 
son  abbave,  Abeilard  crut  y  laisser  sa 
passion  et  ne  penser  qu'aux  devoirs  de 
sa  nouvelle  dignité;  mais  il  se  trompa! 

Il  y  avait  déjà  quelques  années  qu'il 
était  dans  cette  abbaye,  où,  voulant 
profiter  avec  fruit  de  la  solitude  que  la 
Providence  lui  avait  destinée,  if  faisait 
tous  ses  efforts  pour  éteindre,  par  ses 
larmes  et  ses  austérités,  la  flamme  dont 
son  cœur  était  toujours  dévoré  pour 
Héloïse,  lorsqu'il  îcçut  d'elle  une  lettre 
si  tendre,  qu'elle  détruisit  en  un  instant 


i  i  2  AVANT-PROPOS, 

tous  las  vœux  qu'il  avait  faits  du  ne  vivre 
uniquement  occupé  que  du  service  de 
Dieu.  Il  eut  beau  vouloir  résister  à  la 
violente  passion  qui  l'animait ,  l'amour 
le  tyrannisait.  Aussi  faible  qu'Héloïse , 
il  était  plus  à  plaindre  qu'elle. 

Dans  aette  lettre,  Abeilard  fait  une 
vive  peinture  des  combats  qu'il  éprouve. 
S'il  goûte  les  douceurs  de  la  grâce ,  c'est 
par  intervalle.  La  piété  cependant  l'em- 
porte sur  l'amour;  il  engage  Héloïse  de 
limiter;  il  lui  représente  que  c'est  une 
nécessité  indispensable ,  pour  son  salut 
et  le  sien  ,  de  vaincre  une  passion  qui  ne 
peut  être  que  criminelle;  qu'il  est  dé- 
taebé  totalement  de  ce  monde ,  et  que  ce 
n'est  que  par  un  retour  sincère  à  la  vertu 
et  une  longue  patience  dans  l'exacte 
observation  des  devoirs  qu'ils  ont  chacun 
à  remplir  clans  le  saint  état  qu'ils  out 
embrassé  ,  qu'ils  peuvent  obtenir  de  Dieu 
le  pardon  de  leurs  crimes.  C'est  ainsi 
rju'il  faut  prendre  le  caractère  d Abeilard 
dans  le  temps  qu'il  a  écrit  cette  lettre. 


IU\IVMU«U\VUM 


ÉP1TRE        • 

D'ABEIEARD  A  HELOISE. 


Wci   peut  m'écrire? Ouvrons....  Grand 

Dieu  !  c'est  Héloïse  ! 
A  peine  votre  ëpoux  revient  de  sa  surprise. 
Je  couvre  de  baisers  cet  écrit  séduisant; 

II  pénètre  mon  cœur  d'un  plaisir  ravissant 

!\]ais  Abeilard  doit-il  s'occuper  de  vos  charmes'' 
Vos  tourmens,  vos  soupirs  me  causent  mille 

alarmes.... 
Nos  amours,  nos  malheurs  par  votre  main  tracés, 
Le  cruel  souvenir  de  nos  plaisirs  passés , 
Pour  le  plus  tendre  amant  votre  excès  de  ten- 
dresse.... 
\h  !  cessons  d'écouter  une  impure  faiblesse  ! 
Loin  de  nous  éloigner  du  sentier  des  vertus, 
Oublions  un  amour  dont  les  nœuds  sont  rompus. 
Du  plus  funeste  sort  compagne  infortunée, 
A  u  malheur  de  mes  jou  rspar  l'amour  enchaînée, 
Chère  Héloisc!  6  vous,  dont  le  nom  seul  m'est 
cher 


Ii4  EPITRE    DABEILARD 

A  mon  repos  pourquoi  venez-vous  m'arracher? 
Vous  pouvez,  partageant  l'horreur  qui  me  con- 
sume , 
Des  pleurs  que  je  répands  adoucir  l'amertume; 
Mais  le  triste  néant  où  mon  être  est  plongé , 
En  vous  faisant  frémir  ne  peut  être  changé. 
Si  le  plus  beau  jour  luit,  une  affreuse  lumière 
D'un  rayon  accablant  vient  frapper  ma  pau- 
pière.... [douleur, 
Puissiez- vous,  dans  ces  traits  qu'a  formés  ma 
¥  contempler  les  maux  qui  déchirent  mon  cœur! 
Objet*  infortuné  de  la  fureur  céleste , 
Je  paitage  à  regret  le  jour  que  je  déteste. 
Tout  ce  qui  m'environne  est  ligué  contre  moi  (  i  ). 
Quand  l'hymen  nous  soumit  sous  sa  plus 
tendre  loi, 
Nous  vivions  tous  les  deux,  sans  nulle  défiance, 
Dans  cette  douce  paix  que  donne  l'innocence. 
L'amour  et  la  vertu  dirigeaient  notre  cœur 
Dans  les  sentiers  étroits  qui  mènent  au  bonheur; 
Jamais  nous  n'avions  vu  la  discorde  indocile 
De- son  flambeau  cruel  alarmer  notre  asile. 

(i)  Abeilard  était  alors  persécuté  sicruelle- 
ment  par  les  moines  de  son  abbaye,  qu'ils  en 
voulaient  même  à  sa  vie. 


A  HÉLOISE.  \  i5 

Aussitôt  que  l'aurore  avait  doré  les  cietw, 
Que  ses  premiers  rayons  venaient  frapper  nos 

yeux, 
A  la  Divinité,  dont  nous  sommes  l'image, 
Nousportions,^  genoux,  un  légitime  hommage. 
De  mes  faibles  talens ,  employant  le  secours. , 
Nous  bénissions  la  main  qui  veillait  sur  nos  jou^s 
Et  dès  que  la  nuit  sombre,  amenant  les  ténèbrefs, 
Déployait  les  ressorts  de  ses  voiles  funèbres, 
A  peine  délassés  des  fatigues  du  jour, 
Nous  cherchions  le  repos. ..  et  nous  trouvions 

l'amour. 
Unis  étroitement,  les  plus  vives  caresses 
Signalaient  chaque  jour  nos  égales  tendresses. . . . 
Ocicl!  aurais-je  cru,  dans  des  momens  si  doux, 
Ou'Abeilard  d'Héloïse  eût  cessé  d'être  époux  ? 
Aurais-je  pu  penser  qu'une  main  infernale, 
Conduite  par  l'excès  d'une  fureur  brutale, 
Aurait  détruit  en  moi  (i)?...  Mais  chassons  de 

mon  cœur 
Ces  mortels  souvenirs,  objets  de  ma  douleur. 
Pour  vivre  dans  l'opprobre  avais-je  une  àmc 

faite?. 

(i)  Par  un  excès  de  la  plus  horrible  ven- 
grajice,  Abeilard  perdit  les  signes  de  sa  viiilité. 


i  iG  LETTRE   D'AbEILARD 

Il  Faut  me  concentrer  da"hs  une  humble  retraite  -' 
On  cède  au  'désespoir  quand  la  honte  s'y  joint; 
L'cspi  il  6st  philosophe  et  le  cœur  ne  l'est  point. 
•La  fureur  des  complots  n'a  rien  qui  m'é- 
pouvante ; 
Vous  êtes  mon  soutien,  mon  guide,  mon  amante; 
Et  pour  combler  mes  vœux,  je  vois  dans  votre 

cœur 
Un  tempie  à  la  tendresse,  un  autel  à  l'honneur. 
D'un  amour  malheureux  vous  êtes  la  victime; 
Ma  passion  pour  vous  fut  la  source  du  crime. 
Aimons-nous  enoor  plus,  et  prouvons  aux  jaloux 
Que  les  rapports  dv.  cœur  ont  seuls  des  droits 

sur  nous. 
Le  ciel  qui  nous  ferma ,  qui  porta  dans  notre  âme 
Ces  élans  mutuels  du  feu  qui  nous  enflamme, 
Veille  encor  sur  nos  jours....  Nos  liens  sont 

sacrés  ; 
Pourquoi,  s'ils  l'offensaient s  les  aurait-il  ser- 
rés?... 
Le  seul  nom  d'Héloise  apais3  mes  alarmes  : 
Vous  volez  dans  mes  bras ,  vous  essuyez  mes 

larmes  ; 
En  aimant  Abeilard,  vous  aimez  un  époux," 
Et  Dieu  ne  peut  m'ôter  ce  nom  si  saint,  si  doux. 
Oui,  ces  astres  obscurs,  ces  monts  inaccessibles^ 


A  HÊLOISE.  117 

Ces  rochers  à  nos  yeux  deviendraient  moins 
terribles, 

Si  nos  soins,  notre -amour  savaient  les  embellir. 

Nous  verrions  l'aquilon  chassé  par  le  zéphyr, 

Les  neiges  en  torrens  s'écouler  dans  les  plaines, 

La  chaleur  du  midi  réchauffer  nos  haleines, 

Et  la  nature  enfin  .  sausible  à  nos  revers , 

Créer  à  nos  désirs  un  nouvel  univers; 

Nous  en  jouirions  seuls....  Votre  oncle  eî  ses 
complices, 

Que  Thémis  a  punis  de  trop  légers  supplices  (  1  ), 

Ne  viendraient  plus  troubler  l'union  de  nos 
cœurs  ; 

Dieu  seul  éclairerait  nos  fidèles  ardeurs  ; 

Nos  jours  s'écouleraient  au  sein  delà  tendresse; 

Chaque  jour,  chaque  instant,  l'amour  et  son 
ivresse 

Porteraient  dans  nos  cœurs  leurs  charmes  bien- 
faisans  ; 

Le  plaisir  unirait  deux  époux,  deux  amans  ; 

Nos  baisers....  Mais  que  dis-je?...  Ah!  malheu- 
reux! arrête; 

Vois  le  ciel  couroucé  qui  menace  ta  tète. .. . 

(1)  Un  tel  attentat  serait  aujourd'hui  puni 
de  mort. 


8  LETTRE    D'ABEILARD 

Quels  souhaits  formes-tu?...  Dans  ton  état  af- 
freux , 
Ôses-tu  te  livrer  à  de  coupables  vœux? 
Tu  prétends  que  le  ciel ,  devenu  plus  propice  , 
Répande  sm  tes  feux  sa  faveur  protectrice.... 
Rentre  dans  ton  néant...  connais-toi...  Tu  fré- 
mis!... 
Un  espoir  si  flatteur  peut-il  l'être  permis  3 
Quoi!  lorsque  dans  mes  sens,  que  le  désir 
consume , 
La  flamme  la  plus  forte  à  chaque  instant  s'allume 
Quand  je  sens  tous  les  feux  du  plus  ardent 

amour. 
Brûler  et  déchirer  mon  âme  tour  à  tour; 
Quand  mon  cœur,  enchainé  par  la  loi  la  plus 

douce , 
Suitl'instinct  séducteur  qui  l'agite  et  le  pousse, 
Et  que,  par  la  tendresse  au  plaisir  animé, 
Il  cherche  avec  transport  l'objet  qui  l'a  charmé, 
Ce  cœur  est  criminel!...    Lorsque,   dans   le 

silence , 
Je  forme  des  projets  "d'amour  et  d'espérance , 
Tout  me  dit:  Abeilard,  tes  vœux  sont  superflus, 
Ne  cherche  le  bonheur  qu'au  sein  de  tes  vertus. 
Héloïse,  qui  peut  blâmer  notre  tendresse? 
Des  époux  malheureux  elle  fait  la  richesse. 


1 

A  HÉLOISE.  119 

Le  fardeau  'des  malheurs  me  paraîtra  plus  doux 
Si ,  sans  nous  affliger ,  je  le  porte  avec  vous. 

O  vous,  pour  qui  j  écris  ces  tristes  caractères, 
Du  trouble  de  mes  sens  affreux  dépositaires  : 
O  vous  que  j'adorais  ! .. .  que  je  n'ose  nommer. 
Que  mon  malheureux  sortm'a  défendu  d'aimer; 
Quoique  trop  rassure'  par  mon  insuffisance . 
Je  sens  trop  le  danger  de  la  correspondance  : 
Le  ciel  de  tous  liens  veut  qu'on  soit  dégagé, 
Et  rejette  le  cœur  quand  il  est  partagé. 
Ne  pensez  plus  à  moi. . . .  mon  ardeur  vous  ou- 
trage ; 
Dans  mon  état  cruel  la  honte  est  mon  partage... 
C'en  est  fait,  Héloîse....  étouffons  notre  amour, 
Peut-être  touchons-nous  à  notre  dernier  jour. 

Le  monarque  des  cicux  qui  fait  nos  destinées, 
Ne  nous  a  rien  appris  du  cours  de  nos  années  : 
C'est  une  route  obscure  où  l'on  va  sans  flambeau; 
Tel  pense  commencer  qui  descend  au  tombeau. 
La  mort,  cette  cruelle,  h  qui  (ont  rend  hommage, 
A'  moissonné  Clorinde  au  printemps  de  son  âge. 
Le  jeune  Céladon  est  tombe  sous  ses  coups  : 
Ce  qu'elle  a  pu  sur  eux,  elle  le  peut  sur  nous  ; 
Et  puisque,  tôt  ou  tard,  par  un  effet  barbare, 
Il  faut  que,  malgré  nous,  sa  rigueur  nous  sépare. . 
Vous  m'entendez,  hélas!  dans  l'état  où  je  suis. 


iso  EPïTRE   D'A  HEI  LARD 

Prier  pour  Héloise  est  tout  ce  que  je  puis. 
Bannissez  tout  espoir  de  réchauffer  ma  cen- 
dre ;  [tendre? 

Peut-on,  en  s'éteignant ,  conserver  un  cœur 

Une  plante  stérile,  un  flambeau  sans  clarté, 

Doivent  être  rejetés  de  la  société. 

Notre  amour  mutuel,  funeste  l'un  à  l'autre, 

Exciterait  mon  feu  sans  éteindre  le  vôtre  ; 

Vous  n'auriez'un  époux  que  pour  vous  affliger, 

Et  vous  n'embrasseriez  qu'un  fantôme  léger 

Mais  quoi  !  de  mes  discours  vous  êtes  atten- 
drie! 

Croyez  que  d'Ahcilard  Héloise  est  chérie  : 

Oui,  mon  cœur  enflammé  de  vos  attraits  puis- 
sans, 

Se  range ,  malgré  moi,  du  côté  de  mes  sens. 

L'amour  dans  ma  retraite  encormetyrannisc.... 

Abeilard  croit  jouir  des  faveurs  d  Héloise  ; 

Et,  .loin  que  mon  cœur  pense  à  sortir  de  vos  fers, 

Je  vois  avec  chagrin  les  douceurs  que  je  perds. 

En  vain  pour  me  guérir  du  mal  qui  me  possède 

Le  plus  affreux  désert  me  paraît  un  remède  ; 

Votre  idée  est  toujours  une  ombre  qui  me  suit; 

A  chaque  pas  l'amour  s'y  mêle  et  me  conduit. 

Vos  traits  à  mon  esprit  sr>  présentent  sans  cesse; 

Cette  pensée  alors  ranime  ma  tendresse.  . 


A  HELOISE.  i  2 1 

Je  vous  parle  et  vous  jure  une  constante  foi. 
Héloîse  à  mes  yeux  est  l'univers  pour  moi. 
L'amour,  le  tendre  amour  me  transporte  et 
m'enflamme  ; 
Et,  lorsque  dans  l'ivresse  où  se  trouve  mon  âme, 
Je  me  dis  :  Abeilard,  il  faut  bannir  l'amour, 
Le  fuir,  n'y  plus  penser  dans  cet  obscur  séjour: 
Je  m'écrie  :  O  mon  Dieu!  tandis  que  toutrappelle 
A  mon  cœur  enchanté  mon  épouse  fidèle, 
Jenedoisplusl'aimer!... Présente  à  mon  esprit, 
Héloîse  me  suit,  en  tout  lieu  m'attendrit. 
Errant  dans  nos  déserts,  les  ruisseaux,  les  fon- 
taines , 
Les  bocages,  les  prés,  les  vallons  et  les  plaines. 
Tout  me  parle  de  vous....  Dans  quel  trouble  je 
suis!....  [soucis. 

Peignez-vous  mon  teint  blême  et  mes  cruels 
Si  je  respire  l'air  dans  ces  climats  champêtres, 
Je  relis  votre  nom  sur  1  ccorce  des  hêtres  ; 
Nos  cbiSres  amoureux,  l'un  dans  l'autre  enlacés, 
Paraissent  de  ma  main  sur  le  sable  tracés. 
Au  plus  liant  des  rochers  où  je  fois  ma  retraite, 
Eclio,  de  nus  accens  est  souvent  l'interprète. 
Lorsqu'elle  prend  le  soin  de  conter  auxzéphj  rs. 
Et  mes  chagrins  mortels  et  mes  tristes  soupirs, 

Aussitôt,  abîmé  dans  ma  douleur  profon  le  . 
a.       '  '    ii 


122  EPITRE   D'ABEILARD 

Je  me  laisse  assoupir  au  mumiure  de  l'onde. 
Abeilard,  tout  rempli  de  vos  puissans  attraits, 
Semble  vous  voir  alors  plus  belle  que  jamais. 
Si  la  nuit  dans  les  airs  étend  ses  sombres  voiles, 
Et  ramène  en  ces  lieux  la  lueur  ces  étoiles, 
Je  me  trouve  à  vos  pieds. ...  et  l'aurore  à  son  tour 
Me  revoit  sommeillant  dans  les  brasde  l'amour. 
Tous  mes  sens  transportés   de   la  plus  cloice 

ivresse, 
Me  font  voir  Héloïse  approuvant  ma  tendresse.... 
Mais,  hé'as!  l'instant  où  de  vous  je  crois  jouir, 
M'échappe  à  mon  réveil  et  sert  à  me  punir. 

Voilà,  tendre  Héloïse,  une  faible  peinture 
De  mon  trouble  pour  vous  et  dés  maux  que  j'en- 
dure. 
Je  nem'enrepens  pas;  au  contraire,  il  est  doux. 
Selon  l'homme,  de  vivre  et  de  mourir  pour  vous; 
Mais,  Héloïse,  aussi,  selon  Dieu,  le  diraj-je? 
Vivre  et  mourir  pour  vous  c'est  être  sacrilège. 
Le  maître  des  humains,  en  nous  donnant  le  jour. 
S'est  réservé  nos  cœurs  ainsi  que  notre  amour, 
Comme  il  nous  a  formé  sur  son  divin  modèle, 
Sa  copie  en  doit  être  et  sincère  et  fidèle  ; 
Il  faut  qu'elle  ressemble  à  son  original; 
Ou'elle  fasse  le  bien,  qu'elle  évite  le  malj 


A  HÉLOISE.  i5.3 

Qu'elle  s'attache  à  lui,  surtout,  comme  a  sa 

cause, 
Et  qu'elle  l'aime  seul  plus  que  toute  autre  chose. 
Que  ce  triste  abandon  m'arrache  de  soupirs! 
Je  sens  combattre  en  moi  désirs  contre  désirs. 
De  vos  charmes  toujours  mon  âme  possédée , 
De  nos  plaisirs  passés  se  retrace  l'idée. 
Je  rappelle  en  mon  cœur  ces  entretiens  secrets 
Qui  me  font  soupirer  et  forment  vos  regrets. 
J'admirais  chaque  jour  votre  profond  génie, 
Je  devais  sous  vos  lois  passer  toute  ma  vie. 
Il  faut  rompre,  Héloise,  et  ma  chaîne  et  mes  fers; 
Passer  mes  tristes  jours  dans  ces  vastes  déserts; 
Cesser  de  vous  aimer  dan's  la  force  de  lMge 
Où  de  l'amour  vainqueur  ou  connaît  le  langage; 
En  fuyant  tout  plaisir ,  ne  penser  désormais 
Qu'à  vivre  et  qu'à  mourir  consume  de  regrets. 
Quoi  qu'ordonne,  He'loise,  un  amour  doux  et 

tendre,  [tendre. 

Vous  n'êtes  plus  l'objet  où  mon  cœur  doit  pré- 
Jo  vous  aime,  il  est  vrai;  vos  attraits  m'ont 

charmé  ; 
J'ose  même  en  secret  me  flatter  d'être  aime. 
Etait-il  sur  la  terre  union  plus  parfaite  ? 
J'étais  contenu  de  vous,  vous  étiez  satisfaite  : 
Du  tyran  de  nos  cœurs  Heloïse  avec  moi , 


&4  EPITRE   D'ABEILARD 

Suivait  aveuglément  l'impérieuse  loi  : 

Ma  chaîne  paraissait  attachée  à  la  vôtre, 

Un  charme  séduisant  l'éloignait  de  toute  autre. 

Cependant  vous  voyez  que  le  ciel  en  courroux, 

Pour  punir  notre  amour,  m'a  séparé  de  vous — 
Pour  n.oi  plus  de  plaisirs. . . .  Hélas  !  mon  tceur 
avide , 

Plein  des  plus  beaux  objets,  se  trouve  toujours 
vide; 

Sur  mille  et  mille  fleurs  j'ai  beau  chercher  le 
miel, 

Je  ne  l'y  trouve  pas....  J'aspire  vers  le  ciel. 

11  faut  quitter  pour  Dieu,  parens,  amis,  maî- 
tresse , 

Renoncer  au  plaisir,  étouffer  la  tendresse, 

Mépriser,  rejeter  la  gloire,  les  honneurs, 

Et  foulera  ses  pieds  les  mondaines  grandeurs. 
Le  Seigneur  a  jeté  ses  regards  sur-  la  terre , 

Pour  voir  s'il  est  encor  quclqn'un  qui  le  révère; 

Il  n'en  estpasunseul  :  tous  se  sont  corrompus; 

Tous  se  sont  éloignés  du  sentier  des  vertus. 

Les  hommes,  du  vrai  Dieu,  n'ont  pîus  la  con- 
naissance ; 

Ils  mettent  en  oubli  ses  bienfaits ,  sa  clémence; 

L'esprit  est  égaré,  tout  cceur  devient  pervers,... 

Méloise,  servons  d'exemple  à  l'univers. 


A  HELOISE.  ia.> 

Il  en  est  temps  encor:  Uieu  pardonne  le  crime. 

Attachons-nous  à  lui,  suivons  sa  loi  sublime; 

Nous  lui  donnons  nos  cœurs,  lui  seid  doit  nous 
cli  armer,  [mer.... 

Et  son  amour  en  nous  doit  toujours  s'enflam- 

Dieu  m'inspire Il  agit....  O  décrets  que 

j'adore  ! 

Déjà  le  froid  succède  au  feu  qui  me  dévore: 

Il  exerce  en  mon  cœur  un  pouvoir  tout-puis- 
sant; 

Oubliez,  Héloîse,  oubliez  votre  amant... 

Pénétrez- la, grand  Dieu!  d'une  céleste  flam- 
me. 

Le  feu  de  votre  amour  épurera  son  ûmc 

Et  la  dégagera  des  terrestres  liens 

Dont  le  poids  a  causé  ses  malheurs  et  les  miens. 

Ne  me  reprochez  point  que  je  suis  infidèle  ; 

J'écoule  mon  devoir;  je  vais  où  Dieu  m'appelle. 

A  voirtous  les  dangers  d'un  monde  séducteur, 

C'est  en  Dieu  qu'Abcilard  trouve  le  vrai  bon- 
heur : 

De  tout  être  vivant  il  exige  l'hommage; 

C'est  un  crime  à  ses  yeux  que  le  moindre  par- 
tage ; 

Son  amour  désormais  doit  faire  nos  plaisirs. 

Hélojsc  n'est  plus  l'objet  de  nos  désirs.... 


i26  EPITRE  DABEILARD 

Dieu  me  dégage  enfin  d'une  ardeur  criminelle 

Abeilardj  embrasé  d'un  charitable  zèle, 
Ne  voit  plus  qu'en  lui  seul  son  unique  recours 
A  l'aimer,  le  servir,  je  consacre  mes  jours. l 
Rien  ne  doit  m'attacher ,  me  fixer  sur  la  terre 
Je  n'y  rencontrerais  qu'une  éternelle  guerre  (i). 
Heureux  de  vous  quitter  pour  un  Dira  que  je 

sers, 
Mais  malheureux  H'aimerencorce  que  je  perds, 
Adieu  donc  pour  jamais....  notre  funeste  flamme 
Nous  perdrait  tous  les  deux,  sauvons  du  moins 

notre  âme. 
Que  nos  cœurs  réunis  ne  forment  plus  qu'un 

cœur , 
Pour  le  présenter  pur  à  L'Être  créateur  : 
Que  l'univers,  plaignant  nos  excès  de  faiblesse , 
Verse  sur  nos  malheurs  des  larmes  de  tendresse  y 
Qu'il  sache qu'Abeilard,  qui  n'adorait  que  vous, 
Renonce  pour  Dieu  seul  au  nom  de  votre  époux: 
Abeilard. 

(i)  Abeîlard  essuya  mille  persécutions  de 
ses  ennemis  :  on  condamna  un  de  ses  ouvrages 
au  feu,  dans  un  concile  qui  se  tint  à  Soissons 
en  1 1  40. 


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ÉPÎTRE 

D'HÉLOÏSE  A  ABEILARD, 

MISE  EN  VERS  PAU  M.  FEUTRY, 

d'après  LA  LETTIîE  de  m.  pope. 

Sic  Faturlacrymans...  (Vinc  En.  I.VI.) 

Dans  ce  sombre  désert ,  paisible  solitude, 
Séjour  de  l'innocence  et  de  la  quiétude, 
Où  mon  âme  et  mes  yeux  vers  le  ciel  élancés 
Ne  peuvent  nuit  et  jour  le  contempler  assez ,' 
jQoi  peut  venir  troubler  ma  retraite  profonde? 
Loin   des  plaisirs  bruyans  et  des  erreurs  du 

monde, 
Quel  souvenir  rallume  un  feu  séditieux? 
Mon  cœur  s'égare-  t-il  au  delà  de  ces  lieux  ? 
Dans  ce  moment   cruel,  me  connais-je   moi- 
même?  [j'aime! 
Helas!  j'aime  toujours...  C'est  Abeilard  que 
La  trop  faible  Héloïse  adore  encor  ses  traits. 
Nom  redoutable  et  cher.... ,  que  vous  m'of- 
frez d'attraits  ! 
Ne  le  prononçons  point:  ma  voix  est  consacrée 
'A  célébrer  de  Dieu  la  majesté  sacrée  ; 


123  EPITRE  D'Hi^LOISE 

Cachbns-le  dans  mon  cœur,  qu'il  y  soit  avec  lui; 
Que  leurs  traits  confondus  se  mêlent  aujourJ 

d'imi. 
Ne  l'écris  point,  ma  main,...  Mais  ce  nom  plein 
de  charmes,  [mesj 

Déjà  s'offre  à  mes  yeux Effacez-le,  rneslar- 

Je  les  répands  en  vain  ;  mon  amour  me  trahit, 
Mon  coeur  dicte  toujours  et  ma  main  obéit. 

Vous,  inflexibles  murs,  secrets  dépositaires 
Des  sincères  remords,  des  peines  volontaires; 
Rochers  affreux,  témoins  des  larmes  de  mon 

cœur; 
Vous,  caverne  profonde  où  séjourne  1  horreur; 
Vases  saints,  devant  qui  nos  vierges  gémissantes 
Lèvent  des  yeux  éteints  et  des  mains  languis- 
santes ; 
D'ossemens  précieux,  triste  et  froid  monument 
Qu'entourent  le  silence  et  le  recueillement, 
Comme  vous  insensible,  à  moi-même  barbare, 
Ces  cilices,  ces  fers  que  le  zèle  prépare, 
N'ont-ils  pas  mille  fois,  par  de  cruels  efforts, 
Sans  éteindre  mes  feux,  ensanglanté  mon  corps? 
Le  ciel  en  vain  sur  moi  veut  avoir  l'avantage  ; 
L'homme  asservit  mon  cœur ,  ou  du  moins  le 

partage , 
Mon  amour  indompte  ne  connaît  plus  de  ftfejnj 


A  ABEILARD.  lag 

Les  larmes  el  les  temps  se  succèdent  eu  vain. 
A  mes  vives  douleurs,  il  n'est  point  d'inter- 
valle : 
A  l'aspect  imprévu  d'une  lettre  fatale,  ' 
la  frémis....  et,  voyant  mon  nom  baigné  de 
pleurs,  [malheurs  : 

Je  tremblais  d'y  trouver  quelques  nouveaux 
Chaque  mot  m'effrayait,  me  remplissait  d'alar- 
mes; 
Je  versais,  en  lisant,  un  déluge  de  larmes  : 
Gémissant  sur  l'ennui  de  mon,  triste  séjour  i 
Je  vous  voyais  tantôt  esclave  de  l'amour , 
Tantôt  vainqueur,  le  fuir  dans  ce  lieu  solitaire 
Où  de  l'austérité  la  rigueur  solitaire 
Détruit  les  passions  dans  nos  cœurs  corrompus, 
Et  développe  en  nous  le  germe  des  vertus. 
Peignez-moi  les  rigueurs  du  sort  qui  vous 
opprime. 
Nos  cruels  ennemis,  que  la  fureur  anime, 
Ne  peuvent  nous  ravir,  malgré  leurs  noirs  com- 
plots [  glots. 
La  douceur  de  nous  plaindre  et  3'unir  nos  san- 
Ne  me  cachez  donc  rien  et  méprisons  leur  h;iinc  : 
Abcilard  aurait-il  l'âme  plus  inhumaine? 
Lire,  verser  des  pleurs  et  pousser  des  soupirs, 
"\  oïl'»  mou  soit;  bêlas!  j'y  home  mes  désirs. 


i3o  EPITR£  D'HÉLOISE 

Ce  don  du  ciel,  cet  art  de  peindre  la  pensée, 
Fait  renaître  l'espoir  dans  mon  âme  oppressée: 
Par  son  secours  divin,  les  amans  malheureux 
Se  parlent ,  quoiqu'absens,  et  nourrissent  leurs 

feux. 
Ce  confident  sacré  les  soutient,  les  console» 
Et  porte  les  soupirs  de  l'un  à  1  autre  pôle. 
Par  lui  la  jeune  amante ,  exprimant  ses  regrets, 
Découvre  sans  rougir  ses  sentimens  secrets  ; 
Tour  peindre  son  amour,  elle  prévient  I  aurore. 
Et  dévoile  son  coeur  à  l'amant  qu'elle  adore. 

Vous  savez,  Abeilard,  avec  quelle  candeur 
Je  répondis  d'abord  à  votre  tendre  ardeur , 
Lorsque   sous   l'amitié    l'amant,    cacbant  sa 

flamme, 
Me  perça  de  ses  traits  et  captiva  mon  âme  ; 
Sous  ce  voile  trompeur,  par  des  aitraits  puissans, 
Vous  portâtes  le  trouble  et  le  feu  dans  mes  sens. 
Mon  cœur  vous  comparait  aux  sublimes  essen- 
ces, 
Et  vous  croyait  formé  des  célestes  substances  3 
Tels  que  deux  feux  brillans  qui  décorent  les 
deux,  [yeux. 

Les  rayons  les  plus  purs  s'échappaient  de  vos 
Tantôt  a  votre  voix  amoureuse  et  plaintive t 
Je  prêtais  eu  silence  une  oreille  attentive  j 


A  ABEILARD.  i3i 

Vos  chant9  mélodieux,  par  des  accens  divers, 
Portaient,  avec  leurs  sons,  mon  âme  dans  les  airs; 
Tantôt  de  vos  discours  l'éloquence  rapide 
Prouvait  avec  adresse  à  mon  esprit  timide 
Qu'une  vaine  terreur  ne  doit  point  alarmer ,  ' 
Et  cpie  sans  crime  enfin  nos  cœurs  pouvaient 

s'aimer. 
Un  désir  inconnu,  principe  de  mes  peines, 
A  l'instant  se  glissa  dans  mes  brûlantes  veines  : 
L'image  du  plaisir  à  mes  jeux  se  peignit  ; 
De  ma  faible  raison  le  flambeau  s'éteignit; 
Mais  l'amour  me  guidant  par  sa  clarté  funeslc, 
Je  tremblai  de  vous  croire  une  essence  célesie  : 
Du  sort  des  chrérubins,  mon  cœur  trop  peu 

jaloux, 
N'enviait  plus  le  ciel  qu'il  oubliât  pour  vous 
Avant  ce  jour  fatal,  marqué  par  l'iiymcnée, 
Qui  devait  décider  de  votre  destinée , 
Nos  deux  cœurs  satisfaits  d'un  mutuel  retour, 
Ne  voulaient  d'autres  lois  que  celles  de  l'amour. 
Un  bonheur  toujours  pur  suit  les  cœurs  qu  il 

enchaîne  : 
Mais  cet  enfant  des  cieux,  ennemi  de  la  gêne, 
Plus  léger  que  les  vents,  aussi  libre  que  l'air, 
A  l'aspect  des  liens  fuit  ainsi  que  l'éclair. 
Que  les  biens,  les  honneurs  satisfassent  l'épouse, 


i3a  ÉPITRE  D'HÉLOISE 

Qu'elle  en  jouisse  enfin,  je  n'en  suis  point  ja- 
louse. [  pris , 
Honneurs ,  richesses ,  biens ,  objets  de  mes  nié- 
Fuyez....  j'ai  mon  amour....  Qu'êtes-vous  à  ce 
prix?  [trône, 
Le  plus  puissant  Ses  rois  viendrait  -m'offrir  un 
Je  foulerais  aux  pieds  son  sceptre  et  sa  couronne: 
Je  ne  veux  pour  tous  biens  que  lecœurdAbei- 

lard, 
Et  je  dédaignerais  l'hommage  de  César. 
O  temps!  ô  jours  heureux  de  l'innocence  pure, 
Où  l'on  suivait  les  lois  de  la  simple  nature  ! 
Les  humains  fortunés ,  guidés  par  les  plaisirs , 
Ne  formment  point  alors  d'inutiles  désirs  : 
De  nouvelles  ardeurs  renaissaient  avec  l'âge, 
Et   leurs   jours   s'e'coulaient  sans  le   moindre 

nuage. 
Voilà  le  vrai  honheur,  si  son  être  est  certain. 
D'Héloïse  autrefois  tel  était  le  destin. 
Quel  changement,  ô  ciel!....  et  quelle  horreur 
soudaine  !  .  [  entraine 

Que  voi-;-je?  ô  cruauté'!....  mon  amant  qu'on 
Keçoit  le  coup  fatal  et  nage  dans  son  sang! 
Barbares,  arrêtez....  percez  plutôt  mon  flanc; 
Frappez,  voilà  mon  sein,  je  m'offre  pour  \  ic- 
tiiiie. 


A  ABEILARD.  i33 

Je  mérite  vos  coups. . . .  mon  amour  fit  son  crime. 
Mais  que  dis-je?  insensée,  et  que  faisais-je  alors? 
La  rage  et  la  fureur,  secondant  mes  efforts  , 
Eussent  armé  mon  bras  conduit  par  le  courage, 
Et  sauvé  mon  amant  de  ce  cruel  outrage. 
Je  succombe...  ô  pudeur!  je  respecte  vos  lois. 
La  douleur  ei  ia  lionte  affaiblissent  ma  voix. 

Pouvez-vous  oublier  cette  horrible  journée. 
Lorsque,  faible  victime  à  l'autel  entraînée, 
Je  fis  â  l'univers  mes  éternels  adieux? 
Une  source  de  pleurs  ruisselait  de  mes  yeux. 
Quand  du  bandeau  fatal  je  me  ceignis  la  tête  . 
Un  cri  triste  et  plaintif  interrompit  la  fête  ; 
Mon  front  pâle  est  couvert  d'une  froide  sueur; 
Le  feu  sr.cré  n'a  plus  qu'une  affreuse  lueur; 
Du  tabernacle  saint  les  voûtes  retentissent, 
La  terre  tremble,  s'ouvre,  et  les  tombeaux  gé- 
missent. 
J'approclie  en  frémissant  de  ce  terrible  autel  ; 
J'y  prononce  des  vœux  aux  yeux  de  l'Éternel , 
Et  par  un  faux  serment  dont  vous  êtes  complice, 
Je  consomme,  grand  Dieu,  ce  cruel  sacrifice! 
Clier  amant,  puis-je  encor  compter  sur  votre  foi? 
Si  je  perds  votre  amour,  tout  est  perdu  pour  moi. 
Venez....  De  vos  discours  la  force  enchanteresse 
Adoucira  mes  maux,  calmera  ma  tristesse. 


i34  EPITHE  D'ETE  L01SE 

Venez.... Que  dans  vos  bras  je  perde  ma  raison, 
Que  d'un  stérile  amour  j'avale  le  poison. 
Malgré  votre  froideur,  mon  âme  trop  frappée, 
De  vos  nmbrassemens  est  encore  occupée.... 
Que  dis-je?  hélas!  Non,  non.  venez  plutôt  des 

cieux 
M'aplanir  le  chemin  et  dessiller  mes  yeux. 
Combattez  de  mon  cœur  les  passions  funestes  ; 
Rappelez  mon  esprit  aux  vérités  célestes  ; 
Montrez  un  Dieu  vengeur  qui  veut  nous  par- 
donner ; 
Vous  même,  forcez-moi  de  vous  abandonner. 
Songez  que  cl  troupeau,  ce  fruit  de  vos  priè- 
res, 
Ces  enfans,de  vos  soins  attendent  vos  lumières, 
Pour  conduire,  animer  leur  courage  abattu, 
Et  suivre  les  sentiers  de  l'austère  vci iu. 
Lorsque  par  vos  bienfaits  on  forma  cet  asile , 
Vous  rendiez  ce  désert  moins  triste  etplus  tran- 
quille ; 
Nous  goûtions  le  bonheur  de  vivre  sous  vos  lois, 
Et  tout  s'embellissait  au  son  de  votre  voix. 
Nos  autels  ne  sont  point  ornés  par  des  subsides 
Enlevés  à  la  veuve,  aux  orphelins  timides; 
Des  avares  craintifs  ne  nous  ont  point  douné 
L'or  chéri  uu'cu  mourant  ils  ont  abandonné; 


A  ABEILARD.  i35 

Une  simplicité  noble  et  majestueuse, 

Rend  l'approche  du  temple  humble  et  respec- 
tueuse ; 

Nos  dornes  et  nos  toits  'de  mousse  sont  couverts; 

Is'os  jardins  en  tout  temps,  sont  peuples  d'ar- 
bres verts  ; 

Nous  contemplons  du  ciel  l'éternelle  harmonie, 

Et  nous  chantons  de  Dieu  la  puissance  infinie. 

Venez,  6  cher  époux,  cher  frère,  cher  amant! 

Je  gémis  sous  le  poids  de  mon  cruel  tourment; 

Laissez -vous  donc  fléchir  par  votre'  tendre 
amante  ; 

Venez  voir  votre  sœur,  votre  épouse  tremblante; 

Pour  réunit  ces  noms,  venez,  par  notre  amour, 

WP arracher  à  jamais  de  ce  triste  séjour. 

Ces  chênes  orgueilleux  qui  couvrent  nos  mon- 
tagnes, [StieS5 

Ces  ruisseaux  argentés  qui  baignent  les  campa- 
Ces  antres,  ces  forêts,  ces  vallons,  ces  coteaux,. 
Ces  grottes  dont  l'écho  répond  au  bruit  des  eaux, 
Le  souffle  des  zéphyrs  agitant  les  feuillages, 
De  mille  oiseaux  divers  les  différera  ramages, 
Ces  lointains  azurés,  1  immensité  des  cieux, 
Ces  riantes  beautés  n'affectent  plus  mes  yeux; 
Les  prés  n'ont  plus  pour  moi  cette  aimable 
verdure  ; 


i36  ÊPITRE   DHÉLOISE 

Les  fontaines  n'ont  plus  ce  tendre  et  doux  mur- 
mure, 
De  nos  champs  e'maillés  les  plus  brillantes  fleurs 
Ont  perdu  leur  éclat  et  leurs  vives  couleurs 
Hélas!  dans  ma  profonde  et  triste  solitude, 
Rien  ne  peut  dissiper  ma  triste  inquiétude  ; 
Pour  calmer  de  mes  sens  le  trouble  et  les  trans- 
ports ,  [  morts. 
J'erre  autour  des  tombeaux  et  je  cherche  les 
Les  feux  noirs  et  treroblans  de  leurs  lampes  fu- 
nèbres , 
Le  silence  qui  règne  en  ces  lieux  de  ténèbres, 
Les  spectres  effrayans ,  enfans  de  la  terreur , 
En  augmentent  encor  l'épouvante  et  l'horreur. 
C'est  ici  cependant  mon  affreuse  demeure  ;  : 
Il  faut  que  dans  ces  lieux  et  je  vive  et  je  meure; 
Je  suis  donc  condamnée  à  d'éternels  ennuis; 
De  mes  égaremens  voilà  les  tristes  fruits. 
Fatale  preuve ,  hélas  !  de  mon  amour  funeste  ! 
Impitoyable  mort,  ton  secours  seul  me  reste. 
C'«st  ici  qu'en  tombant  sous  ces  terribles  coups, 
Mon  cœur  perdra  co  feu  dont  il  brûle  pour  vous; 
Il  attend  que,  sans  crime,  ensemble  répandues, 
Nos  cendres  au  tombeau  se  mêlent  confondues. 
O  ciel  !  secourez-moi  dans  ces  extrémités , 
Et  daignez  mettre  uu  terme  à  mes  calamités  : 


A  ABEILAIID.  i37 

Dieu  suprême,  en  me  croil  votre  excuse  ché- 
rie; 
Je  suis  une  coupable  indigne  de  la  vie, 
Une  esclave  du  crime,  attachée  aux.  erreurs 
Dont  ce  monde  pervers  empoisonne  les  cœurs. 
Mais,  ciel!  quelle  lumière  a  passé  dans  mon  âme, 
Est-ce  un  rayon  divin!  je  crois  sentir  sa  flamme. 
D'où  naît  cette  ferveur?  me  vient-elle  des  cieux, 
Ou  des  cruels  transports  de  mes  sens  furieux? 
Je  pleure  mon  amant  sans  gémir  de  mon  crime! 
D'un  invincible  amour,  malheureuse  victime, 
J'eutends  les  lois  du  ciel  que  je  veux  accomplir, 
Je  connais  mes  devoirs  et  ne  peux  les  remplir. 
Dans  un  cœur  combattu,  lliéroisme  suprême 
Est  de  fuir  sans  retour  l'aimable  objet  qu'on 

aime. 
A  ce  sublime  effort  j'aspire  vainement, 
Puis-je  vaincre  l'amour  et  penser  à  l'amant  ? 
J'adore  le  coupable  et  déteste  l'offense.... 
Comment  de  mes  remords  connaître  l'innocence 
Mon  âme  forme  en  vain  le  projet  de  vous  fuir. 
Non,  cher  Abeikrd,  non....  je  ne  puis  vous  haïr... 
Rappelez  vos  vertus,  et,  domptant  la  nature, 
Etouffez  de  mes  sens  le  coupable  murmure  ;   1 
De  mon  funeste  amour,  que  Dieu  soit  le  vain- 
queur, 


i38  ÈPITRE   D'HELÛISE 

Lui  seul  peut  occuper  et  vous  ravir  mon  cœur. 
Que  le  sort  d'une  vierge  excite  mon  envie  ! 

A'ertucuse,  elle  mène  une  tranquille  vie; 

Ses  vœux  sont  exaucés,  ses  désirs  satisfaits  ; 

Chaque  jour  est  marqué  par  de  nouveauxbien- 
faits  :  [  calme , 

Son  cœur  pur  et  content  jouit  d'un  heureux 

Et  voit,  au  loin,  des  cieux  la  couronne  et  la 
palme  ;  [  vois , 

Quand  sur  ses  yeux  la  nuit  vient  semer  ses  pa- 

Paisible,  elle  se  livre  aux  douceurs  du  repos. 

Des  esprits  bienfaisans,  par  dinnocens  men- 
songes , 

Font  naître  et  voltiger  les  plus  aimables  songes; 

Elle  entend  quelquefois  ie  langage  flatteur, 

Et  voit  du  ciel  ouvert  le  spectacle  enchanteur. 

De  ferveur  consumée...  elle  (ombe...  elle  expire; 

Son  âme  prend  l'essor  vers  le  céleste  empire  ; 

Et ,  traçant  dans  les  airs  des  sillons  lumineux, 

Elle  vole  au  séjour  des  êtres  bienheureux. 
A  des  songes  impurs,  mon  âme,  hélas!  se  livre; 

De  leurs  plaisirs  trompeurs,  sa*  crainte,  elle 
s'enivre  . 

Vogalxunle,  elle  échappe,  et,  volant  jusqu'à 
vous . 

Elle  brave  du  ciel  le  trop  juste  courroux. 


A  ABEILARD.  i39 

O  nuit!  vient  déployer  les  voiles  les  plus  som- 
bres, 
Sur  ces  crimes  honteux  confiés  à  tes  ombres. 
Quand  de  l'astre  du  jour  tu  nous  caches  les  traits 
L'image  d'Abeilard  s'offre  avec  ses  attraits. 
De  ce  fantôme  vain  je  dévore  les  charmes, 
Sa  beauté  me  ravit  et  suspend  mes  alarmes. 
Je  crois  le  voir,  l'entendre  et  ma  main  le  pour- 
suit; 
Elle  croit  l'arrêter...  il  se  dissipe...  et  fuit. 
Douces  illusions,  venez  ;  mensonge  aimable, 
Paraissez  à  mes  yeux;  vous  fantôme  adorable, 
Venez  remplir  mon  cceur  de  vos  divins  appas  : 
Je  le  revois....  il  vole  au  devant  de  mes  pas, 
Et  s'élève  au  sommet  d'une  tour  menaçante , 
Que  blanchit  l'Océan  dans  sa  rage  impuissante; 
Sur  ces  arides  bords,  mille  monstres  divers, 
Par  d'affreux  hurlemens  font  retentir  les  airs; 
Ce  spectre  tout  à  coup  6'élance  dans  la  nue  ; 
Il  m'invite  à  le  suivre...  et  s'échappe  à  ma  vue: 
Mon  cœur  est  pénétré  d'une  secrète  horreur  ; 
L'air  siffle,  la  mer  gronde  et  roule  avec  fureur; 
Des  flots  précipités  les  cliocs  épouvantables 
Se  mêlent  aux  éclats  des  foudres  redoutables; 
Je  m'éveille  tremblante...  et  les  destins  cruels. 
Jusque  sur  mon  repos  versent  des  maux  réels. 


i4o  ÊPTTRE  D'IIËLOISE 

Dans  les  arrêts  du  sort,  ah!  quelle  différence! 
Il  répand  sur  vos  jours  la  froide  indifférence. 
L'indolence  du  cœur,  l'insensibilité, 
Et  vous  fait  voir  mes  maux  avec  tranquillité. 
Vous  les  coulez,  ces  jours,  dans  une  paix  pro- 
fonde , 
Aussi  purs  que  les  airs,  aussi  calmes  que  l'onde, 
Avant  que  l'Esprit  Saint  fût  porté  sur  les  eaux, 
Et  qu'il  permit  aux  vents  de  soulever  les  flots. 
Clier  et  cruel  amant  qu'Héloïse  est  à  plain- 
dre! [die? 
Revenez,  Arjeilard.  Ali  !  qu'avez-vous  a  crain- 
Le   flambeau   de  l'amour  brûle  t-il  pour  les 
morts  ?                                            t  ports  ; 
Dieu!  je  revois  le  fer...  je  cède  à  mes  trans- 
La  nature  frémit,  le  ciel  gronde  et  s'enflamme. 
Hélas!  vous  êtes  froid....  je  suis  toute  de  flamme; 
Je  veux  vous  fuir,  partout  votre  image  me  suit , 
Dans  mon  antre,  aux  autels,  et  le  jour  et  la 

nuit; 
Elle  occupe  mon  cœur,  rend  vaine  ma  prière, 
Et  se  roule  avec  moi  dans  la  vile  poussière.) 
(^uaud  par  le  culte  saint  on  invoque  les  cieux, 
Temple,  prêtres,  flambeaux,  tout  s'éclipse  à  mes 
yeux.  [tei  née, 

Lorsqu'aux  pieds  des  autels  humblement  pros- 


A  ABEILARD  141 

Je  ck'voi'e  mon  âme  au  crime  abandonnée; 

Quand  je  demande  au  ciel  ce  feu  toujours  vain- 
queur, 

Venez,  si  vous  l'osez,  lui  disputer  mon  cœur; 

Venez,  par  vos  regards,  vos  discours  et  vos  c!i ar- 
mes, 

Dissiper  mes  remords  et  suspendre  mes  Lames; 

Faites  évanouir  la  grâce  et  ses  effets, 

Opposez  votre  amour  aux  célestes  bienfaits; 

Venez,  si  vous  l'osez,  suivi  de  l'enfer  même, 

M'arracher  à  mon  Dieu  que  j'implore  et  que 
j'aime. 
Mais  non,  fuyez  plutôt,  craignez  ce  Dieu  ja- 
loux; 

Entre-Abeilard  et  moi,  rochers,  élevez-vous  ! 

Que  les  plus  vastes  mers  â  jamais  nous  séparent; 

Que,  par  mes  pleurs,  grand  Dieu!  mes  crimes 
se  réparent, 

•l'espère  en  vos  bontés ,  je  crains  votre  pouvoir. 

Hélas  !  puis-je  sans  vous  rentrer  dans  mou  de- 
voir? 

Filles  pures  des  cieux,  vertus,  grâce  ineffable; 

Lancez  vos  traits  divins  dans  mon  âme  coupable. 

Je  sens  déjà  vos  feux,  espoir foi,...  churité, 

Je  vole  sur  vos  pas  à  l'immortalité. 

\  oyez  <i  lus  ya  retraite  Héloïse  éperdue, 


i  4a  EPITRE   D'HÉLOISE 

Sur  un  sombre  tombeau  tristement  étendue, 
Couverte  d'une  haire,  en  proie  à  ses  remords, 
Fuyant  leclat  du  jour  pour  vivre  avec  les  morts  : 
Dans  ces  lieux  écartes  consacre's  à  mes  veilles , 
Une  lugubre  voix  vint  frapper  mes  oreilles: 
«  Votre  place  est  ici,  venez,  ma  triste  sœur, 
«  Dit-elle,  et  du  repos  éprouvez  la  douceur; 
«  Autrefois  de  l'amour, comme  vous  la  victime, 
«  J'en  reconnus  bientôt  le  dangereux  abime; 
«  J'ai  vaincu  parmes  pleurs  mon  penchant  cri- 
minel, 
<i  ht  je  jouis  enfin  du  bonheur  éternel.  » 

Grand  Dieu,  de  mes  regrets  recevez  les  of- 
frandes :  [  landes  ; 
Je  viens,  esprits  heureux,  préparez  ^os  guir- 
Héloîse1  vous  suit  au  céleste  séjour; 
(ùiidcz  ses  pas  trernblans  aux  royaumes  du  jour; 
En  vêtemens  sacres,  avec  une  foi  vive, 
Soutenez ,  Abeilard ,  mon  ame  fugitive  ; 
Pour  expier  mon  crime,  hélas!  je  dois  périr; 
Vous-même,  en  me  voyant,  apprenez  a  mourir; 
Contemplez  cet  objet  de  voire  amour  funeste  ; 
La  pâleur  de  la  mort  est  l'éclat  qui  lui  reste. 
Voyez  de  ce  beau  teint  les  roses  s'effacer, 
La  crainte  et  la  terreur  sur  mon  front  se  tracer; 
Ne  m'abandonnez  point  et  servez-moi  de  guide  j 


A  ÀBEILAR».  143 

Ranimez  de  mon  cœur  l'espérance  timide  ; 
Sans  crime  vous  pouvez,  sur  moi  fixer  les  yeux  ; 
Dans  ces  derniers  momens,  recevez  mes  adieux. 
O  mort!  maître  éloquent,  ton  affreuse  lumière 
Peut  seule  nous  prouver  que  nous  sommes  pous- 
sière , 
Que  l'homme  <St  un  ne'ant,  ses  projets  vanité  , 
Que  ton  pouvoir  suprême  est  seul  réalité. 
Lorsqu'au  fatai  instant  de  ceue  heure  impré- 
vue, 
Le  destin  offrira  l'avenir  à  ta  vue. 
Et,  lorsque  de  tes  jours  s'éteindra  le  flambeau, 
Que  la  même  épitaphe'et  le  même  tombeau 
Rappellent  de  mes  pleurs  la  déplorable  histoire  ; 
Kos  malheurs,  mes  amours,  mes  combats,  ta 
victoire. 
Si  de  jeunes  amans,  conduits  par  le  hasard, 
Venaient  voir  dans  ces  lieux  la  tombe  d'Abeilard, 
Sur  ce  marbre  insensible  ils  liront  nos  alarmes , 
Une  douce  pitié  leur  arrachant  des  larmes, 
Ils  s'écrieront,  sans  doute,  embrasés  de  leurs 

feux  : 
((  Que  notre  amour,  o  ciel!  ait  un  sort  moins  ai  - 
freux.  » 
:  i  .  pénétré  des  maux  «l'une  absence  cruelie, 
Quelque  poète  enfin,  amant  tendre  et  fidèle, 


i44         EPITRE  D'HELOISE,  etc. 
Est,  ainsi  qu'Héloise,  accablé  de  tourmens; 
S'il  en  est  dont  l'amour,  par  ses  enchantemens., 
Par  ses  fejntes  douceurs  et  par  son  artifice , 
l'ait,  comme  moly  conduit  au  fond  du  précipice, 
Qu'il  chante  mes  malheurs,  mes  feux,  mon  re- 
pentir; 
Mais  pour  les  bien  dépeindre  il  faut  les  bien  sen- 
tir 

Héloïse. 


ÉPÎTRE 

D'HÉLOÏSE  A  ABEILARD, 

Par  M.  DORAT. 

Four  servir  de  réponse  à  la  lettre  précé- 
dente. 


AVERTISSEMENT. 

L'épitre  suivante  a  été  entièrement 
refaite  par  l'auteur.  Nous  la  donnons 
telle  qu'elle  est  imprimée  dans  la  bro- 
chure intitulée  :  Les  Victimes  de  l'amour, 
ou  Lettres  en  vers  de  quelques  Amans  cé- 
lèbres ,  par  M.  Dorât. 


EPITRE 

DABEILARD  A  11ÉLOÏSE. 


(//  faut  supposer  (ju'Abeilard,  dans  Sa  retraite, 
est  environné  de  livres  sacrés  à  l'instant 
qu'il  veut  régondre  à  Héloise.  ) 

D'une  triste  morale  interprètes  austères  .' 
Loin  de  moi,  livres  saints;  vos  dogmes,  vos 

mystères , 
Ces  sombres  vérite's  qu'on  adore  eu  tremblant, 
fte  peuvent  rassurer  mon  esprit  chancelant  : 
Que  reoffrez-vous  ?  des  .biens  que  la  crainte  em- 
poisonne ; 
Vous  montrez  le  bonheur,  Heloîse  le  donne 
Laissez-moi  parcourir  ce  gage  de  sa  foi , 
Cette  lettre  oùson  cœur  s'élance  enctjrvers  moi. 
J'y  puise  ù  tout  moment  une  ardeur  qui  men- 
diante : 
J'y  respire  les  feux  dont  brûle  mon  amante.. 
Mon  cœur,  loin  d'étouffer  ces  cruels  souve- 
nirs, 
Semble  former  ençor  de  criminels  désirs. 
Trop  coupable  Abcilard  !  trop  sensible  H^loûe! 


8  48  ÉPITRE  D'ABEILAblD 

Amans  infortunés!...  Quelle  fut  ta  surprise, 

Quand  ton  œil  reconnut  ces  traits  baigne's  de 
pleurs 

On  ma  tremblante  main  a  tracé  mes  malheurs! 

Le  ciel  m'a-t-il  chargé  d'empoisonner  ta  vie  ? 

La  paix  te  restait  seule,  et  je  te  l'ai  ravie! 

Pardonne. ..  que  veux-tu?  Comme  toi  je  languis  ; 

Laisse-moi  dans  ton  sein  répandre  mes  ennuis; 

Me  plonger  daus  l'amour,  m'y  concentrer  sans 
cesse ,  [  blesse. . . 

Et,  pour  l'accroître  accor,  parler  de  ma  fai- 
Au  plus  cruel  regret  condamné  pour  tou- 
jours, [jours, 

Quand  je  vis  loin  de  toi  G*en voler  nos  beaux 

J'ai  :ru  que  la  sagesse  et  surtout  que  la  grâce 

Pouvaient  de  mon  esprit  eu  effacer  la  trace. 

Pour  wiincre  nioD  amour,  j'osai  m 'ensevelir: 

Contre  lui,  par  des  vœux,  jecroyaism'aguerrir: 

Vaine  précaution!  Contre  sa  folle  ivresse. 

Que  peuvent  la  raison  ,  la  grâce ,  la  sagesse  ?. . . 

Mais  que  dis-je?  Héloïse,  et  que  dois-je  penser? 

Entre  le  ciel  et  moi  pourrais-tu*  balancer? 

Le  ciel  triomphe-t-il  de  mon  ardeur  jalouse? 

Voudrait-il  me  ravir  le  cœur  de  mon  épouse  ? 

Héloïse,  peûx-tu  rougir  de  tes  transports? 

Ta  passion  n'a  point  consumé  tesremprds!... 


A  HÉLOISE. 


49 


Tes  remords  !  qu  ai-je  dit  ?  est-ce  à   toi  d'en 

connaître  ? 
A  la  voix  de  l'amour  ils  doivent  disparaître. 
Qu'ils  ne  flétrissent  point  tesinnocens  attraits: 
Mets  tu  donc  ta  faiblesse  au  nombre  des  forfaits? 
Va ,  notre  Dieu  n'est  point  un  tyran  formidable. 
Un  feu  qu'il  alluma  peut-il  être  coupable? 
Pourrait-il   'offenser  d'un  impuissant  désir7 
Lui,  dont  le  soufie  pur  enfanta  le  plaisir? 
Ce  doux  frémissement,  ce  trouble,  cette  ivresse, 
Que  l'amant  fait  passer  au  sein  de  sa  maîtresse, 
Est  un  tribut  tacite,  un  hommage  enchanteur, 
Que  l'homme  anéanti  rend  à  son  créateur.... 
A  de  vains  préjugés  cesse  d'être  soumise  : 
Qu'Abeilard  soit  ton  Dieu,  le  mien  est  Héloïse. 
Oui ,  fidèle  moitié  d'un  malheureux  amant . 
Je  t'aime,  et  mon  amour  s'accroît  par  mon  tour- 
ment. 
Malgré  le  ciel  et  moi ,  je  brûle  au  fond  de  l'âme. 
Dans  un  corps  tout  glacé  je  porte  un  cœur  de 

flamme  ; 
Et  je  rassemble  en  moi,  par  un  contraste  affreux, 
La  vie  et  le  néant ,  la  froideur  et  les  feux. 
Est-ce  là  ce  mortel ,  dont  l'ardeur  dévorante 
Se  rallumait  sans  cesse  aux  yeux  de  son  amante, 
Et  qui,  plein  d'un  amour  accru  par  les_désirs3 


ioo  ÈPITRE  D'ABEILAKD 

Sut  t'en  prouverl'excès ,  par  l'excès  des  plaisirs  ? 
Je  me  meurs...  C'est  en  vain  que,  bornant  sa 

vengeance , 
Le  ciel  me  fait  jouir  d'un  reste  d'existence. 
Ménagemens  cruels  autant  que  superflus  ! 
J'existe  pour  sentir  que  je  n'existe  plus. 
O  mort:  m'as-tu  frappé  sans  pouvoir  me  dé- 
truire? 
L'homme  est  anéanti  dans  l'homme  qui  respire, 
Et  de  l'humanité  ce  qui  survit  en  moi 
Fait  rougir  la  nature  et  la  remplit  d'effroi. 
Devrais-je  faire,  hélas!  un  aveu  qui  t'offense? 
Que  veux-tu?  je  t'adore  et  n'ai  plus  d'espérance  : 
Ali!  pardonne  aux  transports  d'un  malheureux 

époux 
Qui  faisait  de  t'aimer  son  bonheur  le  plus  doux!.: 
Pour  te  rendre  à  ton  Dieu,  jo  te  rends  à  toi- 
même  ;  [  aime. 
La  paix  renaît  bientôt  quand  c'est  lui  que  l'on 
C'est  du  ciel  désormais  qu  il  faut  t'entreleuir, 
Et  du  fond  de  ton  cœur  c'est  moi  qu'il  faut  ban- 
nir,                                            [l'adresse, 
Peux -tu  m'aimer  encor?  C'est  moi   de  qui 
Par  l'attrait  des  faux  biens ,  égara  ta  jeunesse  : 
Séduite  par  moi  seul,  par  mes  discours  trom- 
peurs , 


A  ilELOl'SE.  1J1 

Tes  lèvres  ont  touché  la  coupe  des  pécheurs. 
Ne  pense  plus  à  moi  ;  je  te  donne  l'exemple: 
Dieu  sera  ton  soutient;  il  t'appelle  à  son  temple  , 
Et  mon  fatal  am.our  qui  blesse  sa  grandeur. 
Sans  cesse  me  punit  et  te  sert  de  vengeur.... 

Ce  calme  prétendu ,  dont  je  t'offre  l'image  , 
N'est  dans  mon  cœur  brûlant  qu'un   éternel 

orage. 
Peins-toi  le  désespoir  de  ce  cœur  furieux: 
IWes  désirs  font  encore  éànceler  mes  yeux. 
Le  fer,  qui  m  a  laissé  cette  triste  ressource , 
De  la  nature  en  moi  n'a  pu  tarir  la  source. 
Plein  de  tes  traits,  de  toi,  de  les  feux  immortels, 
Je  retrouve  Héloïse  aux  pieds  de  nos  autels 
En  vain  ton  Dieu,  le  mien  ,  que  je  ne  puis  com- 
prendre , 
A  la  voix  d'un  ministre  est  forcé  d'y  descendre; 
Je  n'adresse  qu'à  toi  rues  vœux  et  mon  encens; 
Je  n'adresse  qu'à  toi  mes  douloureux  accens. 
Si ,  dans  les  livres  saints,  oùma  raisons' épuise, 
Je  jette  mes  regards,  je  n'y  vois  qu'IIéloise, 
De  la  religion  les  pures  vérités 
Ne  peuvept  consoler  mes  esprits  agitée 

O  d'une  àme  captive  impérieux  murmure  ! 
Dieu  lui-même  se  tait  où  parle  la  nature. 
Arbitre  souverain  de  mon  funeste  sort, 


i5a  ËPITRE  D'ABEILARD 

A  l'excès  du  malheur  pardonne  ce  transport, 

Les  morts  dans  le  tombeau  t'offrent-ils  leur 
hommage  ? 

Rien  ne  rit  plus  en  moi  crue  ma  honte  et  ma  rage. 

Sans  cesse  déchiré  par  de  cruels  combats , 

L'univers  est  pour  moi  comme  n'existant  pas.,. 

Frappe ,  achève ,  ou  signale  aujourd'hui  ta  puis- 
sance : 

Venge-toi,  mais  en  Dieu,  d'un  mortel  qui  t'of- 
fense. 

Toi ,  dont  la  voix  forma  tous  ces  êtres  divers . 

Et  du  sein  du  chaos  appela  l'univers . 

Accorde  à  mes  soupirs  là  grâce  que  j'implore  ; 

Qui  m'a  déjà  créé,  peut  bien  le  faire  encore. 

Brise  ces  fers  honteux  dont  mes  sens  sont  Iie's  ; 

Rends-moi  mes  droits,  la  vie,  et  je  tombe  à  tes 
pieds.... 

Héloïse,  ah  !  plutôt  dans  mon  ardeur  nouvelle, 

J'irais  tomber  aux  tiens  et  te  serais  fidèle: 

Que  In  mori  i  jamais  puisse  me  consumer. 

Si,  pour  revivre,  il  faut  renoncer  à  t'aimer! 
Ainsi,  toujours  en  proie  à  ce  trouble  funeste, 

Je  vois  s'évanouir  des  jours  que  je  déteste. 

Séparé  des  humains,  dans  ces  sombres  ftjcîuksj 

Je  dcVore  en  secret  mes  pleurs  et  mes  enntife. 

.Tels  des  feux  resserrés  au  centre  déjà  terre , 


AHÉLOISE.  i53 

Dans  ses  abîmes  sourds  font  gronder  leur  ton- 
nerre , 

Se  détruisent  enfin  par  leurs  propres  ardeurs. 

Et  s'exhalent  dans  l'air  en  stériles  vapeurs. 
Tout  ce  qui  s'offre  à  moi  me  confond  4  m'im- 
portune , 

Semble  me  reprocher  ma  cruelle  infortune  : 

Je  n'ai  que  la   douceur  de  régner  dans  ces 
lieux  (i). 

Ou  je  sers  de  ministre  à  la  rigueur  des  cieux. 

J'appesantis  le  joug  de  mes  jeunes  victimes  ; 

Mon  triste  désespoir  les  punit  de  mes  crimes. 

A  de  sévères  lois  j'aime  à  les  asservir; 

Vengé  par,  leurs  tourmens,  je  vois  avec  plaisir 

Sur  leurs  fronts  abattus,  dans  leurs  regards  avi- 
des, 

La  pâle  austérité  graver  ses  traits  livides  ; 

Et,  de  ces  malheureux  sans  cesse  environné,» 

Je  me  trouve  plus  calme  et  moins  infortuné. 
TIéloîse,  à  quel  point  le  désespoir  m'égare! 

Qui  l'eut  pensé,  qu'un  jour  je  deviendrais  bar- 
bare ?. . . 

J'en  atteste  l'amour,  si^e  vivais  pour  toi, 

(i)  Les  moines  de  l'abbaye  de  Ruys  élurent 
Abeilard  pour  leur  supérieur. 


i54  ÉPITRE  B'ABEILARD 

Mes  sermens  et  mes  vœux  ne  seraient  rien  pour 
moi. 

Quels  sont  donc  les  liens  d'un  devoir  si  farouche? 

Ah  !  vaut-il  un  baiser  imprimé  sur  ta  bouche  ? 

Quand  je  vis  de  mes  jours  s'éteindre  le  flambeau, 

Ton  Dieu  fut  mon  asile  aux  portes  du  tombeau. 

Qu'aurais-je  fait  alors  ?  tes  yeux  pleins  de  ten- 
dresse , 

Par  des  larmes  semblaient  accuser  ma  faiblesse. 

Il  fallait  t'éviter  :  ce  nouveau  culte ,  hélas  ! 

Dut  fixer  un  amant  arraché  de  tes  bras  ; 

Mais  qu'il  est  languissant  !  quelle  faible  puis- 
sance, [  mcnse! 

En  captivant  mon  cœur,  y  laisse  un  vide  im- 
-  La  nature  pour  moi  n'est  qu'un  désert  affreux, 

Où,  parmi  les  débris,  se  traineun  malheureux. 

Sur  les  plus  beaux  objets ,  ma  vue  appesantie . 

Etend  le  voile  épais  dont  elle  est  obscurcie. 

Le  soleil,  que  toujours  je  préviens  par  mes 
pleurs , 

Ne  trace  pour  moi  seul  qu'un  cercle  de  douleurs . 

Le  silence  des  bois,  le  cristal  des  fontaines, 

La  verdure,  les  fleurs  et  l'émail  de  nos  plaines, 

D'un  ciel  pur  et  serein  le  spectacle  riant , 

Ne  font  que  redoubler  mon  ennui  dévorant. 

Je  cherche  les  rochers  et  les  antres  funèbres  : 


A  HÉLOISE.  i  S5 

J 'aime  à  m'ensevelir  dans  l'horreur  des  ténèbres  ; 
La  ,  plein  de  mon  outrage,  indigné  de  mes  fers. 
Je  voudrais  me  cacher  aux  yeux  de  l'univers. 
Là ,  j'appelle  Héloise,  et  dans  ma  sombre  ivresse , 
Je  crois  entendre  encor  ta  voix  enchanteresse: 
Un  lamentable  écho ,  sur  les  ailes  des  vents , 
Semble  me  renvoyer  tes  longs  gémissemens , 
Et  sans  cesse  frappant  mon  oreille  surprise, 
Répète  en  sons  plaintifs ,  Héloise  !...  He'loîse  ! 
Jusque  dans  le  repos  ton  image  me  suit  : 
Je  soupire  le  jour  et  je  brûle  la  huit  ; 
Et,  quand  je  crois  saisir,  embrasser  ce  que  j'aime^ 
A  mes  regards  confus  je  disparais  moi-même.. . . 
Cette  nuit  même  un  songe,  un  songe  séducteur, 
Avait  rempli  mes  sens  de  leur  première  ardeur; 
J'expirais  sur  ton  sein,  et  mon  âme  enivrée 
Errait  avec  transport  sur  ta  bouche  adorée. 
O  douce  illusion  !  ô  funeste  réveil  ! 
Mon  rapide  bonheur  fuit  avec  le  sommeil. 
Jetant  les  yeux  sur  moi ,  j'ai  détesté  tes  charmes  ; 
Ife  ont  fait  mes  plaisirs,  ils  m'arrachent  des  lar- 
mes, [bleaux. 
Quel  état!  Mais  pourquoi  t'oflrir  ces  noirs  ta- 
Et  t'accablcr  encor  du  récit  de  mes  maux? 

Retrace-toi  plutôt  ce  moment  de  ma  gloire, 
Ou  l'arppur,  maigre  toi ,  m'accorda  la  victoire. 


ijG  ÉPURE  D'ABEILARD" 

L'astre  du  jour  baissait,  un  vent  paisible  et  frais 
Se  jouait  à  travers  les  ombres  des  forêts. 
Je  volai  dans  tes  bras,  et  ta  pudeur  secrète, 
Au  lieu  de  te  défendre,  assura  ta  défaite. 
Quels  transports  redoublés!  bêlas!  t'en  souviens- 
tu? 
Abeilard  triomphait  dans  ton  cœur  combattit. 
Ta  voix  éteinte,  en  vain  me  reprochait  mon 

crime  ; 
J'embrasais  de  mes  feux  ma  mourante  victime. 
La  foudre  aurait  grondé,  je  n'entendais  plus  rien. 
Heureux  par  mon  transport,  plus  heureux  par 
le  tien. 
La  bienfaisance  alors,  sûre  de  mon  hommage, 
Pour  entier  dans  mon  cœur  empruntait  ton 

image. 
En  vain  mes  ennemis,  ardens  persécuteurs, 
Diffamaient  saintement  mes  écrits  et  mes  mœurs , 
Pour  mieux  m'assassiner  se  paraient  d'un  faux 
zèle,  [reile, 

Semblaient  d'un  Dieu  vengeur  embrasser  la  que- 
Et ,  défendant  partout  qu'on  osât  m'approcher, 
Déjà  pour  plaire  au  ciel  allumaient  mon  bûcher: 
Je  riais  sur  ton  sein  de  leur  haine  farouche , 
Et  j'étais  consolé  par  un  mot  Je  ta  bouche. 
Je  plaignais  ces  mortels ,  ces  savans  lénébreuxs 


À  HÉLOÏSE.  i5'7 

Toujours  vïls  et  cruels ,  et  souvent  dangereux  ; 
J'oubliais  avec  toi  ces  absurdes  systèmes 
Démentis  l'un  par  l'autre  et  détruits  par  eux- 
mêmes  , 
Et  je  savais  unir,  par  un  heureux  lien , 
Les  plaisirs  d'un  amant  au  devoir  d'un  chrétien. 

Si  j'étais  près  de  toi,  peut-être,  chère  amante. 
Tu  pourrais  ranimer  ma  force  languissante  : 
Dans  tes  yeux  je  verrais  éclorcun  nouveau  jour; 
La  nature  obéit  aux  ordres  de  l'amour. 
Je  te  verrais  du  moins  contente  d'un  vain  songe. 
Te  prêter  aux  efforts  d'un  pénible  mensonge.... 

Hé  bien!  dût  l'Éternel  s'élever  contre  moi , 

Je  romps  tous  mes  liens  et  je  vole  vers  toi. 

Toi  seule  de  mon  cœur  tu  peux  remplir  l'abîme. 

Si  mon  amour  te  plait,  je  le  crois  légitime. 

Héloïse  m'appelle,  Héloîse  m'entend; 

Je  mourrai  dans  ses  bras,  et  je  mourrai  content. 

D'une  religion  aussi  triste  qu'austère, 

Je  suis  las  de  traîner  la  chaîne  involontaire  ; 

Consumé  de  regrets ,  sous  le  joug  abattu , 

Dans  le  vil  esclavage  il  n'est  point  de  vertu. 

Je  préfère  Héloïse  à  mes  vœux ,  au  ciel  même  ; 

Et,  fût-ce  un  crime  enfin,  c'est  un  crime  que 

j'aime! 

Je  teverrai  ces  lieux  par  mes  mains  éli  vés, , 
2.  il 


i58  Y- PITRE  D'ACEILARD 

A  l'innocence  ouverts,  par  tes  soins  cultivés, 
Ces  lieux  où  la  vertu ,  fière  de  son  supplice , 
S'impose  les  ennuis  et  la  peine  du  vice. 
Dans  ce  réduit  obscur,  séjour  du  repentir, 
Tu  reverras  briller  les  rayons  du  plaisir. 

Malheureux!  pour  moi  seul  ce  mot  est  un 
outrage. 
Puis-je  réaliser  une  si  douce  image? 
Moi  !  j'irais  dans  des  lieux  où  tes  jeunes  appas 
Livreraient  à  mon  cœur  d'inutiles  combats  ! 
La  beauté  gémissante  assiégerait  sans  cesse, 
Sans  cesse  irriterait  ma  honteuse  faiblesse. 
Je  verrais  dans  tes  pleurs  éteindre  tes  beaux 

jours. 
Et  sans  jamais  jouir,  je  brûlerais  toujours.... 

Que  dis- je  !  tout  fuirait  un  mortel  déplorable 
Que  le  désir  dévore  et  que  son  être  accable  ; 
Et  toi-même,  évitant  la  trace  de  mes  pas, 
Tu  maudirais  l'amour  expirant  dans  mes  bras. 
Sous  un  chêne  brisé  par  les  coups  du  tonnerre 
Voit-on  se  reposer  la  timide  bergère? 
Voit-on  dans  la  prairie  un  essaim  attaché 
Sur  le  pavot  mourant  où  le  lis  desséché  ? 

C'en  est  fait  ;  étouffons  un  espoir  inutile  : 
Pour  les  infortunés  la  tombe  est  un  asile. 
Va ,  cesse  de  chérir  un  fantôme  d'amant. 


A  HÉLOISE.  i50 

Que  l'amour  seul  anime  et  dispute  au  néant. 
A  conserver  ton  cœur  est-ce  à  moi  de  prétendre? 
Lorsque  l'amant  n'est  plus,  adore-t'on  sa  cendre.' 
Ferme,  ferme  l'oreille  à  rua  mourante  voix  : 

J'expire Dieu  te  parle.. ..obéis  à  ses  lois. 

Dans  l'ombre  de  son  temple  ensevelis  tes  char- 
mes; 
Offre  à  ce  Dieu  jaloux  tes  amoureuses  larmes  ; 
Des  plus  funestes  feux  éteins  ie  souvenir  ; 
Je  n'exige  de  toi  que  ton  dernier  soupir. 

Abeii.ahd. 


ÉPÎTRE 

D'HÉLOÏSE  A  ABEILARD 

IMITÉE  DE  POPE, 

Par  M.' MERCIER. 


AVERTISSEMENT. 

Nous  espérons  que  l'Epitre  suivante 
sera  lue  avec  autant  de  plaisir  que  les 
précédentes 

Je  n'ai  pu  résister,  dit  M.  Mercier,  ru 
plaisir  de  m'exercer  sur  ce  morceau , 
fameux  chef-d'œuvre  de  poésie  et  de 
sentiment,  aussi  admiré  en  France  qu'en 
Angleterre.  On  sait  que  M.  Golardeau  l'a 
traduit  avec  toutes  les  grâces  d'une  ver- 
sification élégante;,  et  revêtue  d'un  coloris 
brillant.  Personne  ne  sent  mieux  que  moi 
tout  le  mérite  de  son  ouvrage:  cependant , 
comme  il  a  dédaigné  quelques  endroits 
(qui  aux  yeux  des  lecteurs  pouvaient 
faire  longueur)  je  me  suis  attaché  de 
préférence  à  ceux-là;  et  j'ai  cru,  sans 
prétendre  lutter  contre  une  plume  aussi 
habile ,  pouvoir  publier  une  seconde 
imitation  de  cette  admirable  Ëpître. 
Heureux  si  elle  se  fait  lire  après  la  sienne î 


IV\\\«\W\IM^ 


EPITRE 

DHÊLOÏSE  A  ABEILARD. 


Davs  ce  temple  sacré,  qu'entourent  des  déserts  ; 

Où  la  foi  nous  découvre  un  nouvel  univers  ; 

Dans  ce  séjour  de  paix  où  l'ame  recueillie, 

Reconnaît  le  néant  du  songe  de  la  vie; 

Quel  feu  victorieux  de  la  grAce  et  des  temps, 

Quand  je  touche  au  tombeau,  se  réveille  eu 
mes  sens  ! 

Tu  le  croyais  e'teint  !..." Amante  infortunée  ! 

A  de  nouveaux  tourmens  te  voilà  condamnée  ! 

^uoi  !  je  les  ai  trahis  ces  sermens  que  j'ai  faits! 

Il  est  donc  des  penchans  qu'on  ne  dompte  ja- 
mais ! 

Arrête-loi,  mamain....il  en  est  temps  encore..  . 

O  Dieu!  vois  mes  combats,  Héloïse  t'implore!... 

Loind'elleunnomsiclier....  Ah  !  s'il  était  tracé, 

Que  ce  nom  sous  mes  pleurs  disparaisse  effacé. ... 

Que  fais-je?  et qu'ai-je  lu?....  Ma  plume  d'elle- 
même 

A  tracé  par  instinct  :  Abcilard,  que  je  t'aime! 


164  BPITRE  D'HELOISE 

Tu  frémis ,  et  tu  crains  que  ma  coupable  ar- 
deur [  geur.' 
JN'arme  enfin  contre  moi  le  bras  d'un  Dieu  ven- 
Je  ne  sais  s'il  punit  un  instant  de  faiblesse  ; 
Mais  telle  est  de  mes  sens  l'impe'tueuse  ivresse  j 
Pour  arrêter  ma  plume,  il  tonnerait  en  vain. 
L'amour, (qu'il  me  pardonne!,)  entraine  ici  ma 
main. 
Séjour  religieux ,  enceinte  redoutable  , 
Où  le  Qœur  innocent  se  punit  en  coupable, 
Où,  parmi  les  ennuis  et  les  gémissemens, 
Le  temps  appesanti  ne  marche  qu'à  pas  lents  ; 
Temple  où,  près  des  autels,  tremblante  cipros- 

tri..   e„ 
J'ni  veillé  tant  de  fois  d'ombres  environnée , 
Des  marbres  de  nos  saints  embrassant  les  ge- 
noux, 
Vous  savez  si ,  du  ciel  redoutant  le  courroux, 
J'ai  répandu  sur  moi  des  larmes  solitaires  : 
Eh  bien!  mes  cris  plaintifs,  mes  soupirs,  mes 

prières , 
Des  voûtes,  des  tombeauxla  ténébreuse  horreur, 
Ces  autels  et  leur  Dieu....  rien  n'a  changé  mon 
cœur. 
Avec  quels  traits  de  feu  lu  peins  ta  tendre 
amante. 


A  ABEILARD.  i65 

Dons  l'âge  du  bonheur  et  d'amour  expirante, 

Conduite  tout  à  coup  sous  ces  lugubres  tours, 

Sépulcre  des  plaisirs ,  où  meurent  lefe  beaux 
jours  ! 

Ici  s'éteint  l'amour,  ici  périt  la  gloire; 

Ici  le  creur  s'immole  en  pleurant  sa  victoire. 

Ali!  du  moins  fais  parler  ton  cœur  et  ses  désirs; 

Ries  soupirs  répondrcat  à  tes  tristes  soupirs. 

In  amant  malheureux  inventa  l'art  d'écrire; 

Sur  un  papier  mue;  .l'unie  passe  et  respire  ; 

On  soulage  l'absent  ,  on  brave  ses  tyrans; 

Crainte,  embarras,     nuiis,  et  nos  plus  doux 
penebans. 

"rViutsedit,  Abeilard,  s  «ns  que  le  front  rougisse; 

Le  sentiment  naïf  abjure  l'artifice  ; 

Ce  langage  secret  de  deux  ccenrs  dans  les  fers , 

Vole  d'un  pôle  à  l'autre  adoucir  leurs  revers. 
Tu  me  vantais  l'am'vfu-  et  je  te  crus  sans 
peine  : 

Le  remords  disparut  à  ta  voix  souveraine. 

Tu  régnais  sans  effort;  tes  vœux  étaient  mes  lois  ; 

Le  ciel  même  semblait  s'expliquer  i>;ir  ta  voix  ; 

D'autant  plus  éloquent,  d'autant  plus  redou- 
table, 

(Ju'.ï  mes  yeux  des  mortels  s'offrait  le  plus  ai- 
ui  ible. 


166  ÊPITRE  D'HÉLOISE 

Que  dis-je  ?  je  crus  voir  un  de  ces  confidens , 

Des  ordres  du  Tris-Haut  ministres  éclatans. 

Tu  souriais  comme  eux  ,  une  flamme  légère , 

Tel  qu'un  rayon  céleste  animait  ta  paupière. 

Sur  un  chemin  de  fleurs  j'avançais  sans  effroi. 

Sans  regretter  ce  ciel  que  je  perdais  pour  toi. 

Tu-  voulus  que  l'hymen  consacrât  notre  ivresse. 

Je  te  dis  :  Garde-toi  d'outrager  ma  tendresse; 

Quand  l'amour  nous  unit,  nousîaut-il  d'autres 
lois? 

Est-il  des  nœuds  plus  sûrs,  des  liens  plus  étroits  ? 

L'Amour,  enfant  céleste,  ennemi  de  la  gêucj 

Fuit  d'une  aile  légère  à  f<ispect  de  sa  chaîne. 

Et  qu'avons-nous  besoin  de  tous  ces  vains  scr- 
mens 

Que  la  crainte  commande  aux  vulgaires  amans  ? 

Ne  prenons  pour  garant  d'une  flamme  si  belle 

Que  ce  charme  inconnu  que  nous  trouvons  en 
elle. 

D'un  sentiment  si  pur  pourquoi  faire  un  devoir  ? 

S'armer  contre  le  crime  est  déjà  le  prévoir. 

Quand  un  roi  sur  mon  front  mettrait  son  dia- 
dème , 

Dédaignant  sans  orgueil  l'éclat  du  rang  suprême, 

Et  renonçant  sans  peine  à  vingt  titres  pompeux, 

Ou  me  verrait  choisir  un  nom  plus  glorieux  ,^ 


A  ABEILARD.'  1G7 

Nom  cher  à  mon  amant,  nom  fait  pour  la  ten- 
dresse ; 

Le  nom  simple  et  touchant,  le  nom  de  sa  mai- 
tresso. 

Titre  dont  je  suis  fière ,  oui ,  tu  rn  enorgueillis  ! 

Sceptres,  trônes,  grandeurs,  cm  êtes- vous  à  ce 
prix  ? 

Que  les  indifférons  condamnent  mon  ivresse; 

C  est  dans  ces  cœurs  glacés  que  l'amour  est  fai- 
blesse. 
Trop  heureux  deux  amans  l'un  à  l'autre  at- 
tachés , 

Toujours  de  leur  bonheur  également  touchés, 

Qui,  fuyant  les  détours,  sans  art,  sans  impos- 
ture, 

Suivent  en  paix  l'amour,  le  plaisir,  la  nature? 

Ils  jouissent  ensemble,  enivrés  de  leurs  feux, 

Et  l'univers  trompeur  a  disparu  pour  eux.. .. 
Tel  était  notre  sort.;  il  n'est  plus  qu'un  vain 
songe, 

Quel  réveil!...  dans  l'abîme  à  jamais  il  nous 
plonge. 

Ah  !  périsse  ce  jour!...  Quels  horribles  tableaux  ! 

Mon  époux  qu'on  entraîne....  un  fer....  et  des 
bourreaux. 

Il  tombe ,  il  se  débat  dans  leurs  bras  homicides. 


iG8  ËPITRE  D'HÉLOISE  ' 

Ah  !  cruels  !  contre  moi  tournez  vos  coups  per- 
fides!... 

Que  faisait  Héloïse  en  ces  momens  affreux?... 

Ses  pleurs,  son  désespoir,  ses  accens  doulou- 
reux. . . . 

De  tels  monstres  quel  Dieu  pouvait  dompter  la 
rage?... 

Malheureux  Abeilard!  abominable  outi'ng^  ! 

Ma  voix  meurt  ;  de  mon  front  la  brûlante  rou- 
geur 

En  taisant  le  forfait  en  révèle  l'horreur. 

Il  luit  bientôt  ce  jour  où,  pâle,  gémissante, 

Me  traînant  aux  autels,  victime  obéissante, 

Je  dis  au  monde  entier  un  éternel  adieu. 

Je  me  jetai  mourante  entre  les  bras  d'un  Dieu  : 

Vains  efforts,  vain  espoir  d'une  amante  insensée! 

Toi  seul,  cher  Abeilard,  t'offris  à  ma  pensée. 

Prêtres,  temple,  flambeaux,  tout  avait  fui  pour 
moi; 

Mes  sermens ,  si  j'en  fis,  s'adressèrent  à  toi. 

Tu  me  donnais  le  voile,  et  mes  mains  languis- 
santes 

Le  portaient  avec  peine  â  mes  lèvres  tremblantes. 

Je  sacrifiais  tout,  mon  espoir  mon  soutien; 

Abeilard,  j'immolais  ton  amour  et  le  mien. 

Le  ciel  fut  étonné  de  ce  vœu  téméraire, 


A   ABEILARD.  169 

Et  déjà  l'Eternel  allumait  son  tonnerre  ; 

Mais  voyant  mes  remords,  mes  larmes,  mes 
combats , 

Au  cri  de  mes  douleurs,  il  désarma  son  bras. 
Sois  sensible  aux  tourmens  qui  consument 
mon  âme  : 

Viens,  j'expire  d'amour,  je  porte  un  coeur  de 
flamme. 

Que  je  boire  à  longs  traits  ce  poison;  dangereux. 

Ce  poison  enchanteur  que  j'ai  pris  dans  tes  yeux. 

Repose  sur  mon  sein....Oue  je  retrouve  encore 

Ce  sourire  si  doux,  et  ce  front  que  j'adore; 

Ces  regards  de  l'amour.... Va,  si  j'en  crois  mon 
cœur , 

La  volupté  pour  nous  n'a  pas  perdu  sa  fleur. 

Ces  momens  fortunés .  nous  pourrons  les  con- 
naître. 

Ali  !  sons  combien  de  traits  le  plaisir  peut  re- 
naître, 

Plaisirs  chers!...  dans  tes  bras  je  les  goûterai  tous, 

Et  ne  croirai  jamais  qu'il  en  est  de  plus  doux.  1 

Qu'ai-je  dit  ?  Ah  !  pardonne  à  mon  trouble  fil-» 
neste, 

A  des  vœux  impuissans  que  ma  raison  déteste  ; 

Uaus  un  cœur  plein  de  toi,  rappelle  un  Dieu 
vengeur  ; 


iC8  ËPITRE  D'HÉLOISE  ' 

Ah  !  cruels  !  contre  moi  tournez  vos  coups  per- 
fides!... 

Que  faisait  Héloïse  en  ces  momens  affreux?... 

Ses  pleurs,  son  désespoir,,  ses  accens  doulou- 
reux. . . . 

De  tels  monstres  quel  Dieu  pouvait  dompter  la 
rage?... 

Malheureux  Abeilard!  abominable  outrage  ! 

Ma  voix  meurt;  de  mon  frout  la  brûlante  rou- 
geur 

En  taisant  le  forfait  en  révèle  l'horreur. 

Il  luit  bientôt  ce  Jour  où,  pâle,  gémissante, 

Me  traînant  aux  autels,  victime  obéissaute, 

Je  dis  au  monde  entier  un  éternel  adieu. 

Je  me  jetai  mourante  entre  les  bras  d'un  Dieu  : 

Vains  efforts,  vain  espoir  d'une  amante  insensée! 

Toi  seul,  cher  Abeilard,  t'offris  a  ma  pensée. 

Prêtres,  temple,  flambeaux,  tout  avait  fui  pour 
moi; 

Mes  sermens ,  si  j'en  fis,  s'adressèrent  à  toi. 

Tu  me  donnais  le  voile,  et  mes  maius  languis- 
santes 

Le  portaient  avec  peine  â  mes  lèvres  tremblantes. 

Je  sacrifiais  tout ,  mon  espoir  mon  soutien  ; 

Abeilard,  j  immolais  ton  amour  et  le  mien. 

Le  ciel  fut  étonné  de  ce  vœu  téméraire, 


A  ABEILARD.  169 

Et  déjà  l'Eternel  allumait  son  tonnerre  ; 

Mais  voyant  mes  remords,  mes  larmes,  mes 
combats , 

Au  eri  de  mes  douleurs ,  il  désarma  son  bras. 
Sois  sensible  aux  tourmens  qui  consument 
mon  âme  : 

Viens,  j'expire  d'amour,  je  porte  un  cœur  de 
flamme. 

Que  je  boive  à  longs  traits  ce  poison;  dangereux. 

Ce  poison  enchanteur  que  j'ai  pris  dans  tes  yeux. 

Repose  sur  mon  s:in....Oue  je  retrouve  encore 

Ce  sourire  si  doux ,  et  ce  front  que  j'adore  ; 

Ces  regards  de  l'amour.. ..Va,  si  j'en  crois  mon 
coeur , 

Là  volupté  pour  nous  n'a  pas  perdu  sa  fleur. 

Ces  momens  fortunés ,  nous  pourrons  les  con- 
naître. 

Ah  !  sous  combien  de  traits  le  plaisir  peut  re- 
naître, 

Plaisirs  chers!...  dans  tes  bras  je  les  goûterai  tous, 

Et  ne  croirai  jamais  qu'il  en  est  de  plus  doux.  1 

Qu'ai-je  dit?  Ah  !  pardonne  à  mon  trouble  fu- 
neste , 

A  des  vœux  impuissans  que  ma  raison  déteste; 

Daus  un  cœur  plein  de  toi,  rappelle  un  Dieu 
vengeur  ;  -- 


170  ÈPITRE  D'HËLOISE 

L'or  vil  du  criminel  a  lui-même  odieux 
Ka  point  formé  pour  nous  des  vases  précieux; 
L'orphelin  n'a  point  vu  les  trésors  de  son  père, 
D'un  faste  sacrilège  orner  le  sanctuaire  ; 
Sous  de  simples  dehors  l'auguste  pieté, 
Brille  de  sou  éclat,  belle  de  sa  beauté. 
Accours,  cher  Abeilard,  nos  vierges  inquiètes 
Languissent,  loin  de  toi,  dans  leurs  tristes  re- 
traites. 
Les  soucis  ténébreux  pèsent  sur  chaque  front  ; 
Parais,  à  ton  aspect  ils  s'évanouiront. 
Les  dômes  cl  les  tours  de  ces  demeures  sombres. 
Où  le  jour  perce  à  peine  en  combattant  les  om- 
bres, 
Vont  luire  d'un  soleil  plus  pur,  plus  éclatant  : 
Cet  astre  radieux  est  l'œil  de  mon  amant. 
Tout  brille  autour  de  lui;  la  gloire  le  couronne; 
11  répand  ses  rayons  sur  ce  qui  l'environne, 
Mon  père ,  mon  ami ,  mon  frère ,  mon  époux  ; 
O  toi  qui  reunis  les  titres  les  plus  doux , 
Rends-moidonc  cette  paix  que  tu  m'avais  pro- 
mise; 
Jette  un  œil  de  pitié  sur  ta  chère  Héloise. 
Plus  de  repos  pour  elle  ;  et  les  jours  et  les  nuits 
Sont  des  siècles  entiers  comptés  par  ses  ennuis: 
Rien  ne  la  touche  plus.  La  terre  renaissante 


A  ABEILARD.  171 

Étale  en  vain  lemail  de  la  saison  brillante. 
Ces  lacs  majestueux  qui  ceignent  nos  bosquets, 
L'aquilon  qui  mugit  à  travers  les  forêts , 
Et  ces  sauvages  bois ,  que ,  &ans  vaine  culture , 
De  son  ciseau  hardi  façonna  la  nature, 
A  mes  tristes  regards  ont  perdu  leurs  beautés. 
Le  morne  désespoir  s'assied  à  mes  côtés  ; 
Sous  son  crêpe  funèbre  il  éteint  la  verdure , 
Et  prête  au  zépbir  même  un  lugubre  murmure. 
Je  ne  vois  dans  ces  bois ,  sous  ces  rians  berceaux , 
Qu'une  terre  stérile  ouverte  à  des  tombeaux, 
Et  le  signal  du  temps  est  un  son  d'épouvante, 
Où  j'entends  de  la  mort  la  voix  sombre  et  ton- 
nante. 
C'est  ici  cependant  qu'il  faut  toujours  gémir; 
Tu  l'as  voulu,  cruel,  je  n'ai  su  qu'obéir. 
Un  jour  notre  union  deviendra  légitime  ; 
Nos  cendres  au  tombeau  se  mêleront  sans  crime. 
Grâce  !  Dieu  de  bppté,  suspends  ton  bras  ven- 
geur; 
.le  déteste  mon  crime  et  j'en  ebéris  l'auteur. 
Hélas  !  comment  dompter  une  ardeur  si  puis- 
sante ? 
Dans  ces  sombres  prisons,  captive  et  suppliante, 
Qu'il  faut,  avant  de  vaincre,  essuyer  de  combats! 


172  EPITRE   D'HÊLOISE 

O  mort!  la  paix  du  cœur  n'est  donc  qire  dans  tes 

bras. 
Prends  sa  cause,  Abeilard.  lu  le  rendrais  vain- 
queur. 
Viens,  et  songe  du  moins  que  le  devoir  t'appelle; 
Ne  dois-tu  pas  tes  soins  à  ce  troupeau  fidèle 
Que  ta  voix  conduisit  dans  l'ombre  des  déserts, 
Loin  de  ces  vanités  qui  trompent  l'univers  ? 
Ce  désert  embelli  sourit  à  ton  outrage  ; 
JNous  adorons  un  Dieu  sous  un  toit  moins  sau- 
vage, 
Heureuse  mille  fois  une  vierge  innoeente, 
Qui  trouve  en  l'Éternel  cette  paix  consolante  ; 
Elle  est  avec  le  Dieu  qui  rempli:  l'univers, 
Et  son  ebaste  sommeil  lui  peint  les  cieux  ouverts  : 
Ses  jours  purs  et  sereins  se  lèvent  sans  nuage  ; 
La  tempête  des  sens,  long  et  terrible  orage, 
N'effleure  point  le  calme  où  repose  son  cœur , 
Et  l'austère  devoir  ajoute  à  son  bonheur. 

Ab!  qu'Héloïse  est  loin  de  cetètat  tranquille! 
Moi  que  toujours  dévore  une  flamme  inutile 
Moi ,  qui  de  mon  esprit  ne  peux  bannir  ce  jour 
Ou  mon  orgueil  vaincu  couronna  ton  amour  : 
Image  dangereuse  et  sans  cesse  présente, 
Comment  peux-tu  mourir  dans  le  sein  d'une 
amante  ? 


A  ABEILARD.  17  3 

En  songe  quelquefois  je  vole  sur  tesfpas  ; 

Je  t'arrête ,  je  crois  te  serrer  dans  mes  bras. 

Tout  change...5ous  les  flancs  d  une  cime  avancée, 

<  )ii  se  brisent  les  flots  d'une  oncle  courroucée , 

Sur  les  avides  bords  du  vaste  sein  des  mers , 

Mon  œil  te  voit  monter  sur  îe  trône  des  airs. 

In  nuage  brillant  te  dérobe  à  ma  vue; 

Je;  m'élanoe  vers  toi,  je  retombe  éperdue; 

Je  ni'év cille,  et  soudain  la  triste  vérité 

Prés<  ;'i"  a  mort  erreur  sa  fatals  clarté. 

Rends  grâces  au  destin  sévère  et  favorable  ; 

Nul  désordre  des  sens  ne  te  rendra  coupable. 

La  nature  est  enfin  d'accord  avec  la  loi; 

Ces  redoutables  feux  ne  vivent  plus  en  toi. 

Pourquoi  donc  m  éviter?  craindrais-tu  ma  pré- 
sence ? 

Eh!  qui  pourrait  troubler  ta  paisible  innocence? 

Tels  que  sur  les  tombeaux,  ces  vases  pleins  d'en- 
cens, 

Exhalent  près  des  morts  des  parfums  impuissans, 

Tels  sont  les  vains  soupirs  de  mon  âme  enflam- 
mée; 

Ces  soupirs  près  de  toi  se  perdent  en  fumée. 

Je  t'aime,  et  c'est,  hélas  !  sans  espoir  de  retour  ; 

Mais,  tout  duel  qu'il  est,  je  chéris  mon  amour. 

Pour  gémir,  pour  prier,  je  devance  l'aurore, 


176  LTITRE  DHÉL01SE 

La  faiblesse  y  reçoit  un  pardon  généreux,' 

La  crainte  est  sur  la  terre  et  la  grâce  est  aux 
cieux. 
C'en  est  fait,  et  je  sens  mes  forces  défaillantes; 

Mon  âme  vient  errer  sur  nies  lèvres  mourantes. 

Confonds-la  dans  ton  sein...  En  proie  à  mes  re- 
mords , 

Pale  et  les  yeux  éteints,  je  descends  chez  les  morts 

Je  tremble,  je  m'égare,  et  je  te  cherche  encore, 

Dieu  me  irappe...  j'expire...  Aieilard,  je  t'adore... 

Hcloïse  u'csi  plus;  tu  cesses  d'être  aimé  , 

fci  l.auour  abandonne  un  cœur  inanimé.... 

J  a  mort  m'a  présenté  son  affreuse  lumière; 

J'ai  lu  dans  les  cercueils:  «  L'homme  n'est  que 
<t  poussière, 

o  L'univers  n'est  que  cendre  aux  yeuxdelÉter- 
«  nel.  >: 

Hais,  lorsque  je  t'aimais,  n'étais-tu  qu'un  mortel? 
Oui,  je  veux  te  frayer  ce  terrible  passage. 

Quedis-je!  épargne,  ô  «ici!  ton  plus  parfait 
ouvrage  ; 

Ajoute  de  mes  jours  à  ceux  de  mon  amant  : 

C'est  du  monde  étonné  le  plus  digne  ornement. 

S'il  faut  qu'il  meure,  hélas  !  puissances  immor- 
telles, 

Accourez  près  de  lui ,  couvrez-le  de  vos  ailes  j 


A  ABEILARD.  i-7 

Ouvrez  à  ses  regards  le  spectacle  He$  cieux  ; 
Que  son  dernier  soupir  soit  un" soupir  heureux. 
Que  son  àive  par  vous  en  triomphe  amenée 
Retourne  à  l'être  pur  dont  elle  &st  émanée  ! 
Puisse  un  même  tombeau  nous  renfermer  tous 

deux, 
Rendre  immortels  nos  noms,  nos  malheurs  et 

nos  feux  ! 
Et  pour  ma  gloire  enfin,  puisse  la  renommée 
Apprendre  a  l'univers  combien  je  fus  aimée  ! 
Si  deux  jeunes   amans   remplis   du  même 
amour, 
L'un  par  l'autre  égarés,  visitent  ce  séjour, 
Cet  éloquent  tombeau  suspendra  leur  ivrdsse  ; 
Ils  pleureront  sur  nous,  sur  eux,  sur  leur  fai- 
blesse ; 
L'œil  humide  et  fixé  sur  ce  uiste  cercueil , 
Ils  verront  des  plaisirs  l'inévitable  écueil  ; 
Et  celui  qui,  rompant  un  douloureux  silence, 
Osera  le  premier  gémir  en  assurance , 
S'écriera  :  «  C'est  ainsi  que,  malgré  nos  ardeurs, 
«  La  mort  assoupira  la  flamme  de  nos  cœurs.  » 
Pour  toi,  jeune  vestale,  innocente  cl  paisible, 
Dont  l'âme  aux  passions  est  encore  insensible, 
Quand,  chérissant  le  nœud  que  tu  nte  connais  pas, 
Dans  ce  temple  fatal  on  conduira  tes  pas, 


i  ;8        ÉPITilE  D'HÉLOISE,  etc. 
Au  récit  de  nos  maux,  loin  d'être  indifférente , 
Prêtes- y  tous  les  jours  une  oreille  indulgente  ; 
Interroge  ton  Ame  et  prévient  les  regret9 
Que  traînent  après  eux  les  sermens  indiscrets  ; 
Et  lorsqu'au  jour  présent,  de  roses  couronnée, 
Trop  crédule  victime  avec  pompe  amenée, 
Un  seul  mot  de  ta  bouche  ordonnera  ton  sort , 
Avant  crue  d'embrasser  ces  voiles  de  la  mort , 
Ces  lugubres  bandeaux  et  ces  chaînes  mystiq  ues, 
Tremble. . .  et  jette  un  coup  d'ceil  sur  nos  froi- 
des reliques. 

HÉLOÎSE. 


ÉPÎTRE 

DABEILARD  AHÉLOÏSE, 

Pau  M.  DORAT 

Pour  servir  de  réponse  à  iépitre  précédente. 


AVANT- PROPOS. 

Q»  ne  peut  voir  une  réponse  plus 
grave,  plus  humble  et  plus  chrétienne 
que  cette  Êpître.  Aheilard  passe  sous 
silence  tout  ce  qu'IIéloïse  lui  avait  man- 
dé de  son  attachement  pour  sa  personne. 
Il  ne  lui  dit  rien  sur  toutes  les  marques 
qu'il  avait  autrefois  reçues  de  son  amour, 
et  dont  elle  tâchait  de  lui  rappeler  le 
souvenir.  Il  semble  qu'Abeilard  ait  ou- 
blié ,  et  qu'il  veut  qu'IIéloïse  oubMe  aussi 
qu'il  a  été  son  amant  et  son  époux,  et 
que  ,  s'il  l'est  encore ,  c'est  pour  l'exhorter 
à  une  entière  résignation  en  Jésus-Christ. 
Enfin  Abeilard  ,'  dans  toute  cette  Epître  . 
instruit ,  exhorte  et  console  Héloïse ,  à  qii_ 
il  recommande  qu'après  sa  mort  son  corps 
soit  porté  au  Paraclet  pour  y  être  inhumé. 


ivwawui  i  \\  -w.  Mm  "v 


ÉPÎTRE 

D'ABEILARD    A  HÉLOÏSE. 


3Ialheureux!  qu'ai-ie  fait?  j'ai  rallumé  ta 
flamme  ; 

J'ai  troublé  le  repos  qui  rentrait  dans  ton  urne; 

Ce  cœur  où ,  malgré  moi ,  le  ciel  seul  doit  régner, 

Déchiré  par  mes  mains,  recommence  à  saigner! 

Que  veux-tu?  comme  toi,  je  languis,  je  soupire, 

Je  meurs....  l'amour  sur  moi  reprend  tout  son 
empire  : 

J'ai  gardé  trop  long-temps  un  silenceorgueilleux, 

Et  ce  cœur  fatigué  s'abandonne  à  ses  feux. 

Du  sort  qui  m'accabla,  quoi!  la  rigueur  extrême 

A  séparé  de  toi  la  moitié  de  toi-même  !... 

O  trouble  !  ô  désespoir!  ardeurs,  transports,  dé- 
sirs , 

Tout  me  reste ,  Héloïse ,  excepte5  les  plaisirs. 

Cet  abandon  du  cloître,  et  sou  affreux  silence, 

Tout  me  livre  à  moi  même,  et  m'afflige,  et 
m'offensi'  : 

Malgré  tous  mes  efforts,  je  ne  peux  l'oublier. 

Dieu  rr,e  menace  en  vain,  et  j'ai  beau  le  prier, 
2-  iG 


i8a  ÊPITRE    D'ABEILARD 

Tu  triomphes  toujours  :  oui ,  ma  main  téméraire 
Te  place  à  ses  côtés  au  fond  du  sanctuaire  ; 
Et ,  quand  de  toutes  parts  règne  un  muet  effroi, 
Prosterné  devant  lui ,  je  n'adore  que  toi. 

Plus  de  calme,  il  me  fuit  ;  j'en  offre  en  vain 
l'image.  [  l'orage. 

Dans  le  fond  de  mon  cœur  j'entends  gronder 
Mais  toi,  quelle  (erreur  a  glacé  tes  transports? 
Héloise  fidèle  a  senti  des  remords! 
Des  romords,  Héloise  !...  est-ce  à  toi  d'en  con- 
naître? 
A  la  voix  d'un  amant  ils  doivent  disparaître. 
Ah  !  qu'ils  ne  souillent  point  tes  Lnnocens  at- 
traits ! 
Mets-tu  donc  ta  faiblesse  au  nombre  des  forfaits  ? 
Héloise,  crois-moi,  ta  flamme  est  légitime  : 
Quelles  sont  nos  vertus ,  si  l'amour  est  un  crime  ? 
Sur  l'univers  entier  jette  un  moment  les  yeux; 
Animé  par  l'amour,  l'univers  est  heureux. 
Où  suis-je?...  et  qu'ai -je  dit?  6  ciel!  où 
m'égarais-je  ? 
A  mes  profanes  vœux  je  joins  le  sacrilège! 
Arbitre  souverain  de  mon  funeste  sort , 
A  mes  sens  désolés  pardonne  ce  transport. 
Tu  le  sais  :  abattu  sous  la  haire  et  la  cendre, 
D'un  trop  cher  souvenir  je  voudrais  me  défendre  : 


A  HÉLOISE.  i83 

Déclaré  devant  toi  par  d'horribles  combats, 
L'existence  pour  moi  n'est  plus  qu'un  long  tré- 
pas, [mise, 
Mon  Dieu,  lorsqu'à  tes  lois  mon  âme  s'est  sou- 
Je  ne  t'ai  poinj  juré  d'oublier  Héloïse.... 
Héloïse....  va,  cours,  tembe  aux  pieds  des  aulels; 
Renonce  pour  jamais  à  tes  feux  criminels: 
Que  la  religion,  t'armant  d'un  saint  courage, 
De  ton  cœur,  s'il  le  faut ,  arrache  mon  image , 
Mon  image  trop  chère  et  qui  fait  tes  tourmens  : 
Je  te  remets  ta  foi ,  je  te  rends  tes  sermens. 
C'est  moi  de  qui  la  main  couronnant  ma  vic- 
time , 
Te  cachait  sous  Ses  fleurs  le  penchant  de  1  abîme  ; 
Compte,  si  tu  le  peux,  tessuins  ettes  chagrins. 
Que  de  jours  orageux  pour  quelques  jours  se- 
reins.! 
Rassemble  de  l'amour  les  ennuis  et  les  peines, 
Et  ses  jaloux  transporis  etses  terreurs  si  vaincs; 
Mets  à  part  ses  douceurs,  ses  passagers  désirs  , 
Et  vois  combien  ses  maux  surpassent  ses  plaisirs. 
Rappelle  toi  surtout,  pour  affermir  ta  haine, 
Ces  jours  de  deuil,  ces  jours  où,  respirant  à 
peine,                                               [veaux, 
Courbe  sous  mes  malheurs,  je  m'en  fis  de  nou- 
Gù  dans  tous  les  mortels  je  ci  us  voir  des  rivaux. 


i84  ÉPITRE   D'ABEILARD 

I  évoré,  poursuivi  par  mes  noires  alarmes, 
Je  rédoutais  eu  loi  la  jeunesse  et  les  charmes, 
Un  s;  xc  trop  facile  et  prompt  à  s'enflammer; 
Je  redoutais  surtout  l'habitude  d'aimer. 
J'en  hâtai  chaque  jour  linjuste  sacrifice-, 
Songeant  à  mon  repos,  je  pressais  ton  supplice: 
Je  desirai  qu'un  cloître,  asile  redouté, 
Pour  dissiper  ma  crainte  enfermât  ta  beauté. 
J_es  caresses,  les  pleurs  d'Héloïse  attendrie, 
Rien  ne  pouvait  calmer  ma  sombre  jalousie  , 
Et ,  ton  amour  lui-même  augmentant  mon  effroi, 
Je  voulus  que  ton  Dieu  me  répondit  de  toi. 
Oui,  de  ma  propre  main    je  traînai  la  victime. 
Je  te  donnais  à  lui  ;  mais ,  ô  fureur  1  ô  crime  ! 
Retenant  mon  présent,  arraché  de  mes  mains,' 
Je  te  donnais  à  lui,  pour  t'ôter  aux  Immains. 
Tu  me  disais  :  Ordonne ,  et  choisis  ma  demeure  ; 
Où  veux-tu  que  je  vive?  où  veux-tu  que  je 
meure?  [momens, 

Abeilard ,  je  suis  prête Et  moi ,  dans  ces 

Je  goûtais  le  plaisir  au  sein  de  mes  tourmens. 
Portiques  révérés,  asiles  respectables, 
Aux  profanes  regards  dômes  impénétrables , 
Grâce  à  la  piété  qui  veille  autour  de  vous , 
Combien  vous  assurez  le  bonheur  d'un  jaloux1. 
Que  je  fus  soulagé  de  t'y  voir  renfermée, 


AHiiLOISE.  i85 

Et  de  te  voir  soustraite  au  péril  d'être  aimée  ! 
J'attendais  cet  instant  où  quelques  mots  cruels 
T'enlèveraient  à  moi  comme  à  tous  les  mortels. 
Par  l'offre  de  ta  dot ,  je  parvins  à  séduire 
Celle  qui  dans  ton  cloitrc  exerçait  sod  empire  ; 
Et  cette  femme  enfin,  secondant  ton  bourreau, 
Pour  toi,  dans  un  désert,  me  vendit  un  tombeau. 
Ah  !  d'un  pareil  amour  n'es-tu  pas  indignée?, 
TSe  vois-tu  pas  le  piège  où  tu  fus  entraînée  ? 
A  des  transports  honteux  cesse  de  Remporter, 
Et  d'aimer  un  mortel  que  lu  dois  détester.... 
Me  délester!  qui  ?  moi  !...  Non.  ma  chère  Hé- 

loïsc.... 
Non....  tu  ne  le  dois  pas....  Ta  foi  me  fut  promise. 
Je  réclame  ton  cœur,  il  est  encore  à  moi.... 
Cent  fois  plus  qu'à  ce  dieu. . . .  que  je  trahis  pour 

toi.  [tage, 

Mes  douloureux  affronts,  tes  maux  que  je  par- 
Jusqu'aux  emportemens  de  ma  jalouse  rage, 
Tout  m'assure  à  jamais  une  àme  où  j'ai  régne.... 
Je  suis  trop  malheureux  pour  être  dédaigne'. 

Pour  moi  seul  la  nature  est  affreuse  et  stérile  : 
Ce  sépulcre  où  je  vis  n'est  pas  même  un  asile. 
Lcsolcii,  que   toujours  je  préviens  par  mes 

pleurs, 
]Nc  trace  pour  moi  seul  qu'un  cercle  de  douleurs. 
tO. 


i86  ÉPITRE  D'ABEILARD 

Je  clierclie  les  rochers  et  les  antres  funèbres; 
J'aime  a  m'ensevelir  dans  l'horreur  des  tc'nèbres. 
Je  descends  quelquefois  dans  ces  sombres  ca- 
veaux 
Où  triomphe  la  mort  au  milieu  des  tombeaux; 
C'est  là  qu'anéanti  je  me  dis  en  moi-même: 
Voilà  donc  la  demeure  et  l'asile  suprême, 
Le  terme  où  les  amans  heureux  ou  malheureux 
Verront  s  évanouir  leur  tendresse  et  leurs  feux. 
De  moment  en  moment ,  il  vient  ce  jour  horrible  ; 
Ou  la  mort  ghrce  enfin  le  cœur  le  plus  sensible, 
Et  c'est  là  qu'Abeilard,  pour  toujours  renfermé, 
Ne  se  souviendra  plus  d'avoir  jamais  aimé.... 
Là ,  se  perdent  les  ranjjs ,  les  vertus  et  les  char- 
mes; 
Après  de  tristes  jours,  prolongés  dans  les  larmes; 
C'est  donc  là  qu'Héloise....  et  soudain  oppressé, 
Au  milieu  des  cercueils  je  tombe  renversé. 
Prends  pitié  de  mes  maux,  du  feu  qui  nie 
consume.... 
De  ce^poison  brûlant  tout  aigrit  l'amertume  ; 
Tout  me  blesse  et  me  nuit....  Ah  !  pénètre  avec 

moi 
Dans  les  replis  d'un  cœur  qui  ne  s'ouvre  qu'à  toi. 
Combien  je  suis  changé!  moi-même  j'en  fris- 
sonne : 


A  HÉLOISE.  18; 

Je  hais  et  je  maudis  tout  ce  qui  m'environne , 
Et  m'applaudis  souvent  de  régner  dans  ces  lieux 
Où  je  sers  de  ministre  à  la  rigueur  des  deux. 
J'appesantis  le  joug  de  mes  jeunes  victimes; 
Ma  jalouse  fureur  les  punit  de  mes  crimes. 
J'.iimy  à  voir  la  pâleur  de  leurs  fronts  pénitens, 
Et  l'aspect  de  leurs  maux  adoucit  mes  tour- 

mens.... 
Héloise,  à  quel  point  le  désespoir  m'égare! 
Qui  l'eût  pensé  qu'un  jour  je  deviendrais  bar- 
bare ? 
Tu  lésais,  Héloise,  en  des  temps  plus  heureux, 
Je  fus,  ainsi  que  toi,  sensible  et  généreux. 
L'indigence  jamais  ne  me  fut  importune , 
J'ouvrais  mon  âme  entière  aux  cris  de  l'infor- 
tune. 
L'n  vain  mes  ennemis,  ardens  persécuteurs, 
Chercli aient  à  diffamer  ma  conduite   et   mes 

mœurs  ; 
La  bienfaisance  alors,  sûre  de  mon  hommage, 
Pour  entrer  dans  mon  cœur  empruntait  ton 

image  ; 
Et,  tant  que  j   l'ai  pu,  dans  mes  obscurs  destins-, 
J'ai  goûte  la  douceur  d'être  utile  aux  humaine. 
O  jours  trop  fortunés  !...ô  jours  démon  ivresse  ! 
Où  je  laissais  sans  crainte  éclater  ma  tendresse, 


ïB8  ÊPITRE   iyAUElLAKD 

Où  rien  n'interrompait  ce  commerce  enchan- 
teur, 
Ce  doux  épanchement  des  secrets  cfe  mon  cœur; 
Où  libre  de  te  voir  et  chargé  de  l'instruire , 
J'aimais  à  t  égarer,  au  lieu  de  te  conduire; 
Où ,  pour  toute  leçon  ,  à  tes  pieds  prosterné , 
Je  te  peignais  l'amour  que  tu  m'avais  donné.... 
[Tu  n'as  point  oublié  cet  instant  de  ma  gloire , 
Ce  moment  où  j'obtins  la  première  victoire. 
Les  parfums  du  matin  s'exhalaient  dans  les  airs. 
Un  jour  voluptueux  brillait   sur  l'univers  : 
Plus  riante  et  plus  belle,  augré  de  mon  ivresse, 
La  nature  semblait  pressentir  ta  faiblesse 
Tes  yeux;  qu'obscurcissait  une  douce  vapeur, 
S'ouvraient  sur  Abeilard  avec  plus  de  langueur. 
Ma  main  sous  un  berceau  te  conduisit  trem- 
blante ; 
J'entendis  soupirer  ta  vertu  chancelante  : 
!Ues  regards  enflammes  t'exprimaient  le  désir; 
J'aperçus  dans  les  tiens  le  signal  du  plaisir.... 
.Je  volai  dans  tes  bras....  En  vain  ta  voix  éteinte, 
A   travers    cent  baisers    murmurait    quelque 

plainte  ; 
Te  ne  t'écoutais  plus ,  je  n'entendais  plus  rien  ; 
Heureux  par  mon  transport,  plus  heureux  par  le 
lien. 


A  HKLOISE.  1 8i) 

Ali  !  détourne  les  jeux  de  ce  tableau  profane  ; 
Tout  me  consterne  ici,  m'accuse  et  me  condamne. 
Devant  moi  se  découvre  un  avenir  vengeur, 
Et  la  voix  de  mon  Dieu  tonne  au  fond  de  mon 

cœur. 
Toi  qui   creusas  l'abîme  où  ton  courroux  me 

J  espérais  que  tonbrassouticndr.nt  ma  faiblesse; 
J'ai  cru  que  ta  bonté  descendrait  jusqu'à  moi, 
Et  que  les  passions  se  taisaient  devant  toi. 
Hélas!  dans  ces  réduits  ont-elles  plus  d'empire? 
Serait-il  îles  penchans  que  tu  ne  peux  détruire  ? 
Je  pleure,  je  gémis  et  les  nuits  et  les  jours: 
Je  me  repens,  t'implore,  et  je  brûle  toujours. 
Frappe  enfinj,  et  punis  un  mortel  qui  t'offense; 
Fais  au  pied  de  l'autel  éclater  ta  vengeance; 
Et,  puisque  tu  n'as  pum'arrachermon  penchant. 
Pour  éteindre  l'amour  anéantis  l'amant. 

O  ma  chère  Héloïse!  ô  toi  que  j'ai  perdue  ! 
Toi  que  j'égare  encore,  éloigné  de  ta  vue. 
Où  me  cacher?  où  fnir  un  feu  trop  dévorant 
Qui  s  attache  à  mon  cœur  et  coule  avec  mon 

sang  ? 
Cette  terre  où  je  rampe  a-t-elle  assez  d'abîmes, 
Si  l'œil  perçant  de  Dieu  vient  à  compter  mes 

crimes  ? 


irjo  ÈPITRE  D'ABEILARD 

Que  de  faibles  mortels  mon  exempîe  a  séduits! 
Que  de  coupables  feux  par  les  miens  enhardis! 
Dans  les  lieux  les  plus  saints,  nos  fautes  sont 

connues. 
Nos  lettres,  tu  le  sais,  sont  partout  répandues: 
On  hs  lit,  on  s'y  plaît,  on  y  puise  un  poison 
Qui,  pour  aller  au  cœur,  enivre  la  raison  : 
ha  jeunesse ,  livrée  à  tout  ce  qui  l'abuse , 
Dans  ses  déréglemens  nous  cite  pour  excuse  : 
Notre  amour  malheureux  fait  encordes  jaloux; 
11  a  creusé  l'abîme  où  l'on  tombe  après  nous. 

Il  est  temps,  il  est  temps  de  se  vaincre  soi- 
même  , 
De  contraindre  nos  icux  à  cet  effort  suprême. 
Nos  longs  égaremens,  source  de  nos  malheurs; 
Veulent,  pour  expier,  delà  honte  et  des  pleurs. 
Pleurons  et  rougissons;  du  sein  de  la  poussière, 
Élevons  vers  le  ciel  notre  ardente  prière. 
Peut-être  crue  le  ciel ,  à  la  fia  désarme , 
Au  cri  du  repentir  ne  sera  plus  fermé. 

Cesse  de  m'inviter,  hélas  !  trop  indiscrète, 
A  venir  partager  tes  soins  et  ta  retraite. 
Qui?  moi!  de  tes  devoirs  soulager  le  fardeau. 
Diriger  de  tes  sœurs  le  docile  troupeau  , 
Les  sauver  des  périls  que  pour  moi  je  redoute, 
Des  vertus  que  je  fuis  leur  aplanir  la  route  ! 


A  HilLOISE.  u>i 

Moi  !  j'irais  dans  des  lieux  où  tes  jeunes  attraits... 

Non,  ce  n'est  plus  pour  moi  que  les  plaisirs  sont 

faits. 

Si  tu  pouvais  me  voir,  l'œil  rave  parle  ;  larmes 

B  tissant  toujours  ce  front  <jui  t'offrit  jquelques 

charmes; 
Ee  spectres  efiràyaus  toujours  environné , 
Triste,  défait  comme  eux,  et  comme  eux  dé- 
charné: 
Tu  voudrais  Lien  plutôt  éviter  cette  image, 
Et  loin  de  le  chercher,  tu  fuirai   mon 
INc  me  prodigue  plus  le  nom  de  fondateur; 
Je  suis  un  malheureux,  je  suis  un  corrupteur, 
Oui,  dans  l'affreux  moment  où  la  raison  l'éclairé, 
Frémit  da  son  amour,  que  pourtant  il  préfère; 
Arrache,  avec  effort,  un  cœur  trop  criminel, 
Qui,  la  bouche  collée  aux  marches  de  l'autel , 
Dans  la  religion  espérant  un  refuge, 
Attend  la  grâce  encore,  ou  l'arrêt  de  son  juge, 
Joins  tes  remords  aux  niions  ;  surtout  ne  m'écris 

plus: 
Cachons-nous  désormais  des  soupirs  superflus, 
(m  laissons  entre  nous  un  intervale  immense; 
Espérons  tout 'du  temps  et  surtoui  du  silerice. 
Va ,  cesse  de  chérir  un  fantôme  d'amant , 
Vue  l'aiiinu  seul  anime  et  dispute  au  néant. 


192      ÉPITRE  D'ABEILARD,  etc. 

Dieu  le  veut;...  daus  son  temple  ensevelis  tes 

charmes: 
Offre  à  ce  Dieu  jaloux  tes  pe'nitcntcs  larme?, 
Et  que  ces  pleurs  enfin  effacent  à  leur  tour 
Tous  les  pleurs  qu'Héloïsc  a  versés  pour  l'amour. 
Si  la  mort,  dans  ces  lieux,  devançant  ma 

vieillesse , 
Vient  terminer  des  jours  tissus  par  la  trisiesse . 
Je  vi  u\  gu'au  Paraclet  Âheilard  soit  porté, 
Et  que  dans  cet  état  il  te  ooit  présenté , 
Non  pour  te  demander  un  regi'2t  inutile . 
M  lis  pour  fortifier  ta  piété  fragile, 
plus  éloquent  que  moi,  ce  spectacle  cruel 
ïe  dira  ce  qu'on  aime  en  aimant  un  mortel. 
AbeilAed. 


ÉPÎTRE 

DIIÉLOÏSE  A  SON  ÉPOUX 

ABBÉ    ÙE   SAINT-GILDAS    DE  ItUYS  , 

Par  M.  G**  DOUXIGNÉ. 


AVANT-  PROxnOS. 

HÉLOÏsE ,  dans  cette  Épkre ,  paraît  beau- 
coup affligée  île  la  lettre  d'Âbeilard  à  un 
de  ses  amis  ;  elle  le  conjure  de  lui  donner 
souvent  de  ses  nouvelles;  elle  lui  repré- 
sente qu'après  l'avoir  perdu  il  ne  peut, 
sans  injustice  ,  la  priver  de  la  consolation 
que  ses  lettres  lui  donneraient;  qu'elle 
n'a  jamais  aimé  en  lui  que  lui-même  ;  et 
que,  dans  l'excès  de  son  amour,  elle 
s'est  fait  religieuse  uniquement  pour  lui 
plaire;  elle  lui  reproche  la  défiance  qu'il 
eut  alors  de  sa  fidélité.  Enfin,  elle  tire 
cette  conséquence,  qu'il  serait  le  plus 
ingrat  des  hommes,  s'il  refusait  de  lui 
écrire  et  de  la  consoler ,  ainsi  que  ses  reli- 
gieuses ,  qu'elle  qualifie  filles  d'Abeilard. 


lVlT\\\\\VMlVl.Vl\\\,il\\1\\\»V\V 


ÉPÎTRE 

D'HÉLOÏSE  A  SON  ÉPOUX, 


L)  se  lettre,  où  nos  maux  étaient  par  toi  dépeints, 
L'autre  jour,_par  hasard,  fut  remise  en  mes 

mpios  ; 
Des  traits  de  mon  époux  je  reconnus  l'empreinte, 
Et  crus  pouvoir  l'ouvrir  sans  scrupule  et  sans 

crainte  ; 
Mais  que  mon  triste  cœur  d'un  vain  espoir  flatte, 
Abeilard  ,  paya  cher  sa  curiosité  ! 
Hélas  I  loin  d'adoucir  l'ennui  qui  me  dévore, 
Cette  lettre  n'a  fait  que  l'augmenter  encore. 
Eh  quoi!  d'un  malheureux,  pour  calmer  les 

douleurs , 
Fallait-il  rappeler  le  sujet  Je  nos  pleurs; 
Et  que,  pour  soulager  des  disgrâces  communes, 
Ta  main  lui  retraçât  toutes  nos  infortunes? 
Ah!  du  sort  d'un  ami  c'est  prendre  trop  de  soin; 
Et  pour  moi  ton  amour  n'eût  pas  été  plus  loin. 
Depuis  ce  jour  fatal,  ainsi  que  ma  tristesse, 
J'ai  senti  dans  mon  cœur  renaître  ma  tendresse. 
Mes  feux  qu'avaient  domptés  le  temps  et  la  vertu, 


i,,6  É  PITRE  DHELOISE 

Ont  repris  sur  mes  sens  un  pouvoir  absolu. 
Que  dis-jc?  de  tes  maux  la  peinture  touchante, 
Les  a  renouvelés  dans  l'âme  d'une  amante. 
Non ,  ces  maux,  Abeilard ,  par  ta  plume  tracés , 
Jamais  de  mon  esprit  ne  seront  effacés. 
Je  croirai  voir  toujours  cette  main  ennemie  , 
Qui  d'un  oncle  cruel  servit  la  barbarie.  / 

Je  n'oublierai  jamais  ces  indignes  rivaux 
Dont  l'orgueil  distilla  son  fiel  sur  tes  travaux; 
En  vain  pour  tL'  soustraire  à  leurs  lâches  oulragcs 
Tu  daignas  expliquer  le  sens  de  tes  ouvrages  ; 
On  te  vit  succomber  sous  leurs  coups  oduux, 
Et  le  feu  cous  1  ma  tes  écrits  précieux. 
Par  combien  de  noirceurs,  ces  docteurs  témé- 
raires , 
Ces  vils  religieux,  que  tu  traites  de  frères, 
N'essayèrent-ils  pas  de  flétrir  ton  honneur? 
Le  temps  même  n'a  pu  désarmer  leur  fureur; 
A  peine  ton  trépns  éteindra-t-il  leur  haine  ; 
Et  peut-être  qu'un  jour  leur  envie  inhumaine, 
Jusque  dans  ton  cercueil,  lançant  sur  toi  ses 

traits, 
De  ta  cendre  tranquille  ira  troubler  la  paix. 
Que  cette  idée,  o  ciel!  et  m  irrite  et  m  accable! 
Rougis  de  ton  erreur, siècle  avcuglect  coupable! 
Toi  qui,  l'abandonnant  à  d'injustes  mépris, 


A  ABEILARD.  197 

Des  vertus  d'Abeilar3  n'as  point  connu  le  prix. 
Quoi!  de  tes  maux  passés  la  mémoire  remplir, 
Te  faudra-t-il  trembler  sans  cesse  pour  ta  \  ie  ? 
Et  dans  ces  beux,  jamais,  hélas  !  ne  pourrons- 
nous 
Prono  ccr  sans  effroi  le  nom  de  mon  époux  ? 
Ce  nom  y  fera-t-il  toujours  couler  mes  larmes 3 
Montre-toi,  cher  époux,  sensible  à  nos  alarmes; 
Que  le  plus  prompt  retourte  rapproche  de  moi; 
Ou,  si  du  sort  jaloux  l'impérieuse  loi , 
A  mon  empressement  t'empêche  de  te  rendre , 
Console,  en  m'écri  vaut,  l'amante  la  pins  tendre; 
Le  fardeau  'de  mes  maux  en  sera  plus  léger, 
Si  ton  cœur  avec  moi  veut  bien  le  partager. 
Par  tes  letires  tu'pcux  modérer  mon  martyre  ; 
Au  nom  de  notre  amour,  hâte-toi  de  m 'écrire. 
Pouvant  de  son  épouse  adoucir  les  douleurs, 
èJbeilard  sera-t-il  insensible  à  ses  pleurs? 
Et  ne  voudra-t -il  pas  Elire  du  moins  pour  elle 
Ce  que  pour  un  ami  lui  suggéra  son  zèle?: 
Ce  n'est  pas  <pie  je  blâme  une  juste  pitié  : 
L'amour  d'un  noble  cœur  n'exclut  pas  L'amitié. 
Je  ne  pnis  condamner  L'ingénieuse  adresse 
Par  «jui  de  ton  ami  tu  calmas  la  tristesse, 
En  comparant  au  sien  un  plus  cruel  ennui  ; 
Mais  ne  nous  devais-lu  pas  encor  plus  qu'à  Lui? 


njS  EPITRE   D'HÉLOISE 

On  nous  nomme  tes  sœurs  :  nous  sommes  ta 

famille  : 
Chacune  d'entre  nous  prend  le  nom  de  ta  fille; 
Et,siquelqu'aulrenom  pouvait  plus  nous  flat- 
ter, 
Nous  nous  disputerions  l'honneur  de  le  porter. 
Tout  nous  inspire  ici  des  sentimens  si  justes, 
Et  de  ta  piété  ces  monumens  augustes, 
Ce  cloître,  ces  autels  sont  autant  de  témoins 
De  notre  attachement  ainsi  que  de  tes  soins. 
Nous  n'en  perdrons  jamais  le  souvenir  fidèle , 
Et  nous  dirons  toujours  que  c'est  toi  dont  le  zèle , 
Dans  un  désert,  au  meurtre  autrefois  consacré, 
Daigna  fonder  pour  nous  un  temple  révéré  ; 
Que  ce  n'est  point  aux  rois  qu'est  dû  cet  avan- 
tage, 
Et  que  ces  murs  sacrés  sont  ton  unique  ouvrage. 
C'est  là  qu'en  ta  faveur  nos  cœurs  reconnaissais 
Offrent  sans  cesse  au  ciel  les  vœux  les  plus  ar- 

dens. 
Le  Dieu  que  nous  servons  dans  cet  asile  austère 
Y  reçoit  tous  les  jours  notre  hommage  sincère. 
Toutefois  cet  amour  pour  la  religion 
jVéïoiiife  point  en  nous  toute  autre  passion. 
De  notre  sc\c,  hélas!  tu  connais  la  faiblesse: 
Si  de  nos  cœurs  souvent  la  grâce  est  la  maîtresse . 


A  ABEILABD.  19g 

Trop  souvent  la  nature  y  domine  à  son  tour, 
Et  pour  la  vaincre  il  faut  combattre  plus  d'un 

jour, 
Notre  veutu   ragile  a  besoin  qu'on  la  guide; 
C'est  à  toi  d'affermir  cette  vertu  timide. 
Esclaves  du  péché,  de  la  chair  et  des  sens, 
Que  produiraient,  sans  toi,  nos  efforts  impuis- 

sans? 
Ah  !  reviens,  Abeilard,  reviens  par  ta  présence 
Fortifier  nos  vœux,  fixer  leur  inconstance; 
Et  de  Paul  imitant  les  travaux  précieux , 
Sois  de  notre  salut  l'artisan  glorieux. 
Nous  savons  qu'ennemi  d'une  oisive  mollesse , 
Loin  de  nous,  au  travail  tu  te  livres  sans  cesse , 
Mais  tu  n'enrichis  plus  de  tes  productions 
Que  des  hommes  pervers  indignes  de  tes  dons; 
Et,  refusaut  tes  soins  à  des  enfàns  dociles, 
lu.  prends  pour  des  ingrats  des  p<  ines  inutiles. 
Quoi  !  pour  rendre  ton  cœur  propice  à  nus 

souhaits,  [sonnais? 

Dois-je,  au  nom  de  mes  sreurs,  te  parler  dé- 
Héloise  sur  toi  n'a-t-elle  [dus  d'empire? 
Crains-tu  de  consentit  à  ce  qu'elle  désire? 
Cependant,  grà<:e  au  nœud  dont  nous  sommes 

unis, 
Abeilaixl,  tout  commerce  entre  nous  est  permis' 


îqo  ÉPITRE  D'HÉLOISE 

Et  d'ailleurs,  à  me  fuir  qui  pourrait  te  contrain- 
dre? 
Detesdésirs  éteints  je  n'ai  plus  rien  à  craindre. 
Et  nos  vœux,  et  le  fer  d'un  assassin  cruel, 
Ont  mis  à  nos  transports  un  obstacle  éternel. 
Viens  donc,  par  ton  exemple,  en  ce  heu  soli- 
taire, 
Rendre  à  mes  sais  troublés  un  calme  salutaire. 
Si  je  suis  par  raison  dans  ce  séjour  de  paix, 
Fais  que,  par  pitié,  j'y  trouve  des  attraits. 
Dès  qu'une  fois  l'amour  a  subjugué  notre  âme, 
Il  est  bien  malaisé  d'en  éteindre  la  flamme.... 
Tu  dois  te  rappeler  quels  étaient  mes  touruien 
Quand  il  fallait  sans  toi  passerquelques  momens, 
Et  combien,  Abeilard,  de  ta  plus  courte  ab- 
sence 
Le  temps  paraissait  long  à  mon  impatience. 
Fuyant  toii6  les  regards  jusques  à  ton  retour, 
Je  veillais  pour  t'écrire  et  la  nuit  et  le  jour. 
Ma  plume  de  mon  cœur  te  peignait  la  tendresse 
Et  les  divers  ennuis  qui  l'agitaient  sans  cesse, 
Et  je  ne  jouissais  d'un  instant  de  repos 
Que  lorsque  ta  réponse  adoucissait  mes  maux. 
Que  de  pleurs  à  mes  yeux  n'as-tu  pas  fait  ré" 
paudre?  [tendre; 

Ce  détail  le  surprend ,  et  lu  crains  de  l'eu- 


A    kBEELAUD  201 

Mais  je  ne  rougis  plus ,  depuis  que ,  pour  t 'aimer, 
Je  suis  venu:'  ici ,  jeune  encor ,  m'enfermer. 
Renoncer  à  vingt  ans  au  monde ,  à  ses  délices  ! 
Un  vertueux  amour  fait  seul  ces  sacrifices. 
Quand  la  soif  des  plaisirs  excite  nos  transports, 
On  n'a  garde,  Abeilurd ,  de  s'attacher  auxruorts, 
Et  l'on  cesse  d'aimer  l'objet  dont  la  tendresse 
Ne  peut  plus  de  nos  sens  satisfaire  l'ivresse. 
Que  Fulbert  se  trompait  alors  que  sa  fureur 
Du  plus  noir  des  forfaits  te  fit  subir  l'horreur. 
Il  crut  que ,  du  plaisir  faisant  ma  loi  sup' «me  , 
Je  préférais  ton  sexe  à  ta  personne  même  ; 
Mais ,  malgré  lui,  toujours  je  sens  les  mêmes 

feux  : 
Le  perfide  a  commis  un  crime  infructueux; 
Et  mon  fidèle  amour,  plus  puissant  que  sa  1  âge, 
Te  venge,  dans  mon  cœur,  de  son  barbare  ou- 
trage, [pi  «S 
L'homme  en  toi  n'était  pas  ce  que  j'aimais  le 
J'adorais  ton  esprit,  tes  talens,  tes  vertus. 
Tu  l'as  bien  éprouvé  par  cette  résistance, 
Qu'à  notre  hymen  long-temps  opposa  ma  con- 
stance : 
Car,  quoi<pi'autorisc  par  la  religion, 
Le  nom  d épouse  fût  un  respectable  nom. 
Tu  le  sais,  Aheilard,  le  tendre  nom  d'amantfl 


202  ÉPITRE  D'HÉLOISE 

Offrait  un  plus  doux  charme  à  ma  flamme  in- 
nocente. 
L'amour  veut  être  libre,  et  de  ses  feux  souvent 
L'hymen  détruit  l'ardeur  en  l'assujettissant. 
C'est  ce  qui  de  mon  cœur  alarmait  la  tendres,  c; 
Je  me  voyais  du  tien  souveraine  maîtresse  : 
Maîtresse  d'Abeilard  !  ele  titre  e'tait  pour  moi 
Plus  flatteur  que  celui  de  l'épouse  d'un  roi.  ' 
Le  véritable  amour,  dédaignant  la  fortune,! 
Du  faste  et  des  grandeurs  fuit  la  pompe  impor- 
tune , 
Et,  ne  trouvant  en  lui  ce  qui  peut  le  charmer, 
Attache  son  bonheur  au  seul  plaisir  d'aimer. 
Oui,  s'il  est  nu  bonheur,  il  est  dans  ce  délire, 
Dans  ces  doux  sentimens  qu'à  deux  amans  in- 
spire 
Un  penchant  mutuel  que  l'estime  a  produit. 
Tel  fut,  cher  Abeilard,  celui  qui  nous  unit. 
Par  ton  mérite  seul,  mon  ûme  fut  séduite. 
Eli  !  qui  n'eût  poinl  rendu  justice  à  ton  mérite: 
Est-il  une  province ,  une  ville ,  un  pays , 
Où  ton  illustre  nom  n'ait  pas  été  transmis? 
On  vantait  en  tous  lieux  tes  sublimes  ouvrages  : 
Ton  aspect  triomphait  des  femmes  les  plus  sages; 
Ton  air  nohle,  tes  traits,  tes  discours  éioquens, 
Celte  simplicité,  compagne  des  talens, 


A  ABEILARD.'  3a3 

Ces  yeux  où  de  ton  aine  on  lisrit  la  frai 
Tout  parlait  en  faveur  du  vainqueur  d; 
Tes  rares  qualités,  sur  toi,  de  toutes  ports, 
Des  peuples  et  des  grands  attiraient  les  i 
Admirant  à  l'euvi  ton  génie  et  tes  grâces , 
Pour  te  voir  et  t'en  tendre,  on  volaitsur  tos  traces. 
Solide  tour  à  tour,  et  rempli  d'agrémens, 
Tu  ne  ressemblais  point  à  ces  sombres  savans 
Dont  l'orgueil  a  rendu  l'esprit  atrabilaire , 
Et  qui,  pourtrop  savoir,  ignotent  l'ait  de!  plaire. 
Quels  charmes  n'avaient  pas  ces  vers  ingénieux 
Où,  pour  te  délasser  d'un  travail  sérieux, 
De  l'amour  quelquefois  tu  traçais  les  cap)  ices  ? 
Du  lecteur,  en  tout  temps ,  ils  feront  les  délices; 
Cette  Rose  (  i  ),  surtout,  où  de  tant,  de  liraut's 
Tu  découvris  leclat  à  nos  yeux  enchantés  , 
Fiction  à  la  fois  dé  icate  et  nouvelle, 
Aux  poètes  toujours  servira  de  modèle. 
Quelle  lyre  a  jamais  rendu  de  plus  doux  sons? 
Ton  génie  animait  jusques  à  ces  chansons 
Qui,  pour  moi,  par  l'amour  t'ayant  été  dictées, 
Seront  par  mille  amans  pour  d'autres  répétées. 

(i)  On  attribue  à  Abeilard  le  voigan  de  lu 
Rose,  en  vers.  C'est  une  erreur;  ce  rom  m  est 
de  Jean  de  Mehun. 


ao4  ÉPITRE  D'HELOISE 

Ainsi,  tes  vers  touchans,  monumens  de  nos  fen\, 
Iront ,  de  bouche  en  bouche ,  à  nos  derniers  ne- 
veux , 
Et  l'on  s'entretiendra  de  iious  et  de  nos  flammes, 
Tant  que  le  dieu  d'amour  régnera  dans  les  âmes. 
Que  j'ai  vu  de  beautés ,  dont  chacune  pensait 
Etre  l'heureux  objet  que  ta  muse  encensait, 
Et  dont  la  vanité,  sur  la  moindre  apparence, 
De  captiver  ton  cœur  concevait  l'espérance , 
Mais  qui,  reconnaissant  à  la  Sn  leur  erreur, 
Exhalaient  contre  moi  leur  jalouse  fureur! 
Ton  amante ,  Abeilard ,  disaient-elles  sans  cesse, 
Ne  devait  son  éclat  qu'à  ta  seule  tendresse, 
Et  serait  dans  l'oubli  demeurée  à  jamais 
Si  tes  vers  n'avaient  point  célébré  ses  attraits. 
Mon  amour-propre  en  vain  souffrait  de  cet  ou- 
trage, 
Je  méprisais  des  cris  enfantés  par  la  rage, 
Et  je  m'applaudissais  d'avoir  fixé  les  vœux    " 
D'un  homme  qui  savait,  par  un  art  merveil- 
leux, 
Transformer  en  déesse  une  simple  mortelle. 
Souvent  même ,  peut-être ,  à  tes  regards  plus 

belle, 
En  lisant  tes  écrits ,  je  me  persuadais 
Etre  telle  en  effet  que  tu  m'y  dépeignais. 


A  ABEILARD.  àbS 

Mais  que  sont  devenus  ces  jours   remplis   de 

charmes  ? 
Maintenant,  condamnée  h  répandre  des  larmes. 
Je  puis  à  peine  ouvrir  mes  yeux  appesantis; 
Mes  traits,  par  la  douleur,  sont  usés  et  flétris. 
Je  ne  vois  les  objets  qu'à  travers  un  nuage  ; 
Le  jour  le  plus  serein  me  semble  un  jour  d'orage; 
Tout  ce  qui  m'environne  est  pour  moi  sans 

appas  ; 
Et  de  toute  ma  joie  il  ne  me  reste ,  Lélas  ! 
Çu'un  souvenir  amer  qui  redouble  ma  peine. 
O  vous  dont  mou  bonheur  arma  l'aveugle  haine  ! 
Cessez  de  vous  livrer  à  des  transports  jaloux; 
Abeilard  ne  vit  plus,  ni  pour  moi,  ni  pour  vous; 
Ses  malheurs  ont  du  soit  a -servi  l'injustice; 
Ma  flamme  à  fuit  son  crime  et  causé  son  supplice; 
11  se  laissa  toucher  pur  mes  faibles  attraits, 
Et,  l'un  de  l'autre  épris  nous  vivions  satisfaits, 
Lorsque  sur  mon  amant  uni;  main  liomicide 
Osa,  vil  instrument  d'une  rage  perfide-.'.'. 
Mais  ici  la  pudeur  et  l'amour  offensés, 
M'empêchent  d'achever  :  mon  trouble  en  dit 

assez. 
A  combien  de  revers  étais-tu  destinée, 
Trop  sensible  Héloisc!  épouse  infortunée? 
I.e  temps,  de  ton  époux  &  ralenti  l'ardeur  : 


aoG  ËPITRE   D'IlELOISE 

La  glace  de  ses  sens  a  passé  dans  son  cceitr;  ' 
A  sa  flamme  légère  un  froid  debout  succède  ; 
L'ingrat  te  laisse  en  proie  à  l'ennui  qui  l'obsède; 
Et,  las  de  sa  conquête,  il  dédaigne  aujourd'hui 
Un  cœur  qui  s'était  mal  défendu  contre  lui  : 
IJ  l'avait  pris  sans  peine,  il  te  le  rend  de  même. 
Tu  devais  Lieu  prévoir  cette  i:. fortune  extrême, 
Quand  ta  raison  pouvait , certaine  du  succès, 
De  ion  amour  naissant  arrêter  les  progrès  : 
Que  te  serf,  i  présent,  sa  tardive  lumière? 
A  tes  feux,  sans  remords,  livre  toi  tout  entière, 
Ame  lâcfie  !  et.  perdant  à  jamais  tes  plaisirs, 
Pour  ces  plaisirs  encor  forme  de  vains  désirs. 
Qu'ai-je  dit?  où  m'emporte  une  ardeur  cri- 
]..inelle? 
Dans  quel  aveuglement,  ô  ciel!  me  plonge-t-elle? 
Quoi!  l'épouse  d'un  Dieu  brûle  pour  un  mortel! 
Et  j'ose  l'avouer  !  lu  m'y  forces,  cr  ici  ! 
Fallait-il  tout  d'un  coup,  par  ta  flamme  incon- 
stante, 
Porter  le  désespoir  dans  le  crenrd'iuie  amante? 
Et  ne  devais-tu  pas  attendre  que  le  temps 
Eût  pubriserdes  nœuJs  si  cbers  et  sipuissans? 
Viens  m'arraclier  du  moins  à  ma  propre  fai- 
blesse. 
Abcilard,  viens  m'aidera  vaincre  ma  tendresse] 


A  ABEILARD.  20; 

Et  de  la  piété  me  montrer  les  appas. 
Mais  non,  fuis-moi  plutôt,  et  ne  m'écoute  pas: 
Ta  présence ,  fatale  au  repos  de  mon  Ame , 
Au  lieu  Je  la  dompter,  irriterait  ma  flamme; 
Et ,  sous  l'excès  d'un  feu  vainement  combattu , 
Je  verrais  à  regret  succomber  ma  vertu. 
Fuis-moi,  dis-je;  il  est  temps  qu'à  mes  vœux 

asservie     ' 
Je  consacre  à  moa  Dieu  le  reste  de  ma  vie. 
Oui ,  Seigneur,  c'en  est  fait,  je  m'abandonne 
à  toi. 
Trop  long-temps  indocile  et  rebelle  à  ta  loi , 
Je  ne  veuxm'appliquer  désormais  qu'à  te  plaire, 
Et  mourir,  s'il  se  peut,  sous  ton  joug  salutaire. 
Daigne,  du  haut  des  cieux,  sensible  à  mes  re- 
mords ,  _ 
De  moD  cœur  pénitent  proléger  les  efforts, 
Eteindre  en  moi  le  feu  d'une  coupable  flamme, 
Et  par  un  feu  plus  pur  l'eflàcei  de  mon  âme. 
Être  éternel,  toi  seul  mérites  notre  amour. 
Contre  un  amant  cliéri,  je  t'implore  en  ce  jour. 
Signale  en  ma  faveur  ta  puissance  céleste. 
Je  ne  peux  rien  sans  elle;  un  obstacle  funeste 
Vient  s'opposer  sans  cesse  à  mon  juste  dessein  : 
Mon  feu  mal  étouffe  se  rallume  en  mon  sein; 


2o3  EPITRE  D'HÉLOISE 

Malgré  moi,  de  mes  sens  à  toute  heure  il  s'em- 
pare ; 
Je  ne  me  connais  plus,  je  me  perds,  je  m'égar  ', 
Je  frémis,  je  frissonne .  et  mon  cœur  déchire 
Repousse  en  vain  l'amour  dont  il  est  dévoré. 
Quels  combats!...  Quels  tourmeus  faut-il  que  je 

subisse  ? 
Puis-je  sans  expirer  souiïVir  an  îel  supplice?...' 
Quel  souvenir  encore  m'sgite  et  me  poursuit  ! 
Au  milieu  des  tombeaux ,  dans  i'ombre  de  la 

nuit , 
Héloïse ,  à  genoux  sous  ces  voûtes  fatales , 
Veillait  à  la  lueur  des  lampes  sépulcrales  : 
Les!  flambeaux  presque  éteints  dans  ces  lieux 

redoutés , 
A  peine  répandaient  leurs  mourantes  clartés. 
Du  fond  d'un  monument,  une  -soix  souterraine, 
Semblait  jusques  à  moi  s'élever  avec  peine. 
Viens,  ma  sœur,  disait-elle,  et  descends  irès 

de  moi  ; 
Cet  asile  éternel  est  préparé  pour  toi: 
.Viens ,  ô  ma  triste  sœur  '.  brise  un  joug  qui  l'op- 
prime. 
Comme  toi,  de  l'amour  je  fus  longtemps  vie 

time , 
j'ai  tremblé ,  j'ai  gémi ,  j'ai  répandu  des  pleurs: 


A  ABEILARD.  aqg 

La  mort  a  dans  son  sein  endormi  mes  douleurs. 
Ici ,  des  malheureux  on  n'entend  point  les  plain- 
tes. 
La  superstition  y  rougit  de  ses  craintes , 
Et  l'Éternel  pardonne  aux  cœurs  inforlune's 
Que  'des  cruels  humains  l'orgueil  a  condamnés. 
Viens ,  il  te  tend  les  bras. ..son  auguste  clémence, 
Des  mortels   malheureux  fut  toujours  l'espé- 
rance... 
Sensible  à  ces  accens,  je  me  rends,  et  mon 
cœur, 
Cher  Abcilard,  renonce  à  sa  profane  ardeur  : 
Dieu  l'emporte  sur  toi  dans  mon  a  me  soumise. 
Seconde  par  tes  vœux  ma  pieuse  entreprise , 
Et  reçois,  en  cédant  ton  épouse  à  ton  Dieu, 
D'Hiiloîse  mourante  un  étemel  adieu. 

HÉLOÏSK. 


\*XV\VX\-l.l-VÎ.'l,TA--V».Vl.V».-».?^-l.-6... 


ÉPÎTRE 

D'ABEILARD  A  SON  ÉPOUSE 

TRADUITE  LIBREMENT  EN  VERS 

Par  M    C**.  (*), 

Pour  servir  de  réponse  à  Vêpitre  précédente. 


i'ounQCOi,  chère  fléloïse  :  avoir  csé  m' écrire? 
Pourquoi  m'avoir  appris  que  voire  cœur  sou- 
pire? [freux?... 
Que  je  suis  seul  l'objet  de  vos  tourmens  af- 
Est-il,  après  le  mien,  un  sort  plus  malheureux? 
Que  ne  me  laissez-vous  dans  ma  retraite  austère 
Appaiscr  de  mon  Dieu  la  trop  juste  colère  ? 
Voire  cœur  et  le  mien ,  agités ,  combattus , 

(*)  On  trouvera  peut-être  dans  cette  épitre  des 
idées  un  peu  trop  hardies ,  je  l'avoue  ;  mais  il 
faut  les  pardonner  à  l'amour  désespéré  d'ALei- 
lard.  Il  vient  de  recevoir  de  sa  maîtresse  une 
lettre  passionnée  qui  lui  rappelle  ses  malheurs: 
il  s'échappe,  il  est  vrai;  mais  tout  ce  qu'il  dit 
paît  d'une  ame  enflammée  et  non  d'un  cœur 


EPITRE  D'ABEILARD,etc.      211 
Sont  encore  éloignes  du  sentier  îles  vertus. 

Ne  me  reprochez  pas  ma  froide  indifférence  : 
Moins  sensible  que  vous,  j'aime  plus  qu'on  ne 

pense. 
Oublions  pour  toujours  ces  plaisirs  attrayans , 
Qui,  pour  notre  malheur,  ont  corrompu  nos 
sens. 
Que  vous  sert  à  présent  cette  vive  tendresse 
Pour  un  être  insensible  à  la  moindre  caresse? 
Autrefois,  jeune,  ardent,  de  vous  j  étais  aune; 
Aujourd'hui  je  ne  suis  qu'un  squelette  animé.... 
Ah  !  si  vos  yeux  voyaient  mou  teint  livide  et 
blême  < 
Vous  diriez  :  Est-ce  là  cet  Abeilai  d  que  j'aime  ; 
Cet  amant,  cet  époux  pour  qui  je  brûle  encor  , 
Et  de  qui  j'estimais  l'amour  plus  qu'un  trésor?... 
Cessez  donc  de  brûler  pour  un  peu  de  pous- 


lorrompu.  D'après  cela  j'ai  hasardé  quelques 
traits;  je  les  démens  d'avance  s'ils  peuvent 
paraître  dangereux,  et  je  prie  les  personnes  qui 
me  liront  de  ne  point  juger  avec  une  froide  ma- 
lignité le  langage  brûlant  de  la  p  lésion  ,  qui  ne 
connaît  point  d'autre  frein,  et  dont  les  écarts 
sout  presque  toujours  excusables. 


213  ÉPITRE  D'ABEILARD 

IL.loisc  à  Dieu  seul  doit  aspirer  de  plaire, 
Vos  soupirs  et  vos  vœux  doivent  être  pour  lui  ; 
Servez-le  toujours  Lien,  il  sera  votre  appui.  • 
Si,  par  votre  savoir  la  France  vous  contemple, 
Que  votre  piété'  soit  pour  elle  un  exemple  : 
Pour  ne  point  succomber  à  la  tentation , 
Faites-vous  un  rempart  de  la  religion  ; 
Des  malheureux  mortels  c'est  la  consolatrice  :  ' 
Plus  vous  la  cultivez,  plus  vous  fuyez  le  vice; 
Le  cœur  est  moins  troublé  lorsque  l'on  suit  ses 

lois: 
Du  Dieu  que  nous  servons  elle  emprunte  la  voix. 

Hélas  !  si  dans  ces  temps  de  plaisir  et  de  crime, 
(Ju  cotre  passion  nous  semblait  légitime, 
Loin  de  li\  rer  nos  cœurs  à  nos  sensations , 
Je  vous  avais  donné  de  pareilles  leçons.... 
Nous  jouirions  encor  de  ces  transports  aimables 
Que  l'hymen  et  l'amour  rendent  inépuisables; 
Je  n'aurais  point  cessé  d'être  ce  que  j 'étais, 
Et  des  plus  tendres  feux  pour  vous  je  brûlerais.... 

Le  ciel  s'est  irrité  de  notre  flamme  impure: 
Il  nous  en  a  puni.  Subissons  sans  murmure 
Nos  peinesrnos  tourmens  :  trop  heureuxd'expier 
Nos  funestes  erreurs  à  force  de  prier  ! 
huilez  Abeilard,  Héloise  ;  et  votre  àme 
Ne  s'occupera  plus  d'une  inutile  flamme. 


A  HÉLOÏSE.  3i3 

Vous  avez  des  'devoirs  si  sacrés  à  remplir, 
Qu'ils  échauffent  le  cœur  bien  loin  de  l'amollir. 
Héloïse,  armez-vous  de  la  philosophie. 
Il  n'est  pas  un  moment  dans  cette  courte  vie^ 
Que  nous  devions  passer  sans  la  donner  à  Dieu. 
Quelqu'endroit  qu'on  habite ,  il  est  bon  en  tout 

lieu. 
Nous  avons ,  Héloïse ,  éprouvé  sa  clémence , 
Qu'il  lise  dans  nos  cœur  notre  reconnaissance. 
Prosternés  humblement  au  pied  des  saints 
autels , 
j\drcs5ons-luinos  vœux  pour  ces  faibles  morte  k, 
£)e  qui  le  cœur,  épris  d'une  amoureuse  ivresse, 
N<    pense  qu'aux  plaisirs  que  donne  une  maî- 
tresse. [  faux , 
S'ils  savaient  ces  mortels,  que  ces  plaisirs  sont 
Qu'ils  avancent  leurs  jours,  qu'ils  creusent  leur* 

tombeaux, 
S'abandonneraient-ils  aux  excès  de  la  tabla, 
Aux  appas  de  l'amour,  leur  perte  inévitable? 
Héloïse,  Dieu  seul  deviendrait  leur  espoir  ; 
Et  la  sagesse  alors  reprendrait  son  pouvoir 

Sur  ces  cœurs  affaiblis  par  trop  de  jouis ■  ■. 

Et  pour  qui  Dieu  suspend  encore  sa  vengeance 
Lorsque  dans  le  devoir  l'homme  veut  bien  ren- 
trer. 


3.  H  EPITRE   DABEILARD 

L)e  sa  bonté  suprême  il  peut  tout  espe'rer. 
Nous  sommes  ces  mortels  ,  Eéloïse ,  et  notre 

heure 
De  faire  pénitence  est  dans  celle  'demeure. 
Nous  y  devons  avoir  l'esprit  rempli  des  vœux 
Que  nous  avons  formé?  pou:  des  jours  plus  heu- 
reux. 
Nous  possédons  ces  jours  de  repos  et  de  calme. 
Di  nos  saints  travaillons  a  mériter  la  palme  : 
Ils  étaient  comme  nous  des  pécheurs,  des  mor- 
tels; 
Ils  ont,  par  leurs  vertus,  obtenu  dos  autels; 
Le  Saint-Esprit  sur  eux  répandait  ses  lumières: 
Ils  ont  fléchi  le  ciel  par  d'ardentes  prières.... 
Ne  vivons  désormais  que  dans  ces  sentimens 
Qu'Abcilard  vous  souhaite ,  hélas!  depuis  long- 
temps. 
Ainsi  donc,  Héloîse,  au  lieu  de  celte  flamme 
Qui  captive  vos  sens  et  maîtrise  votre  âme , 
Que  l'amour  de  Dieu  seul  règne  dans  votre  cœur; 
Vous  jouirez  alors  de  ce  parfait  bonheur 
Qu'aux  mortels  affligés  il  procure  sans  cesse. 
Dieu  veut  le  repentir  de  la  moindre  faiblesse. 
Résignez-vous  à  lui  dans  ces  cruels  momens 
Où  le  profane  amour  s'insinue  en  vos  sens. 
Sur  voire  état  cruel  conce\  ez  moins  d'alarmes  ; 


A  HÉLOISE.  2i5 

Implorez  et  priez,  n'épargnez  pas  vos  larini  s; 

Un  cœur  pur,  Héloïse,  est  à  ses  yeux  divins 

L'hommage  le  plus  grand  qu'il  reçoit  des  hu- 
mains, [ange, 
Parmi  vos  sœurs  je  crois  vous  voir,  Héloïse, 

Entonner  avec  joie  une  hymne  à  sa  louange, 

Les  célestes  esprits  se  mêler  à  vos  chants, 

Lt  former  des  accords  aussi  beaux  que  touchans. 

Je  crois  voir  l'esprit  saint  pénétrer  dans  voire 
âme, 

Embraser  votre  cœur  de  la  plus  pure  flamme...- 

C'est  alors  qu'ALrilard  voudrait  être  avec  vous... 

Comme  un  frère ,  un  ami ,  mais  non  plus  comme 
époux.  [quilles. 

J'y  passerais  des  jours  plus  heureux,  plusiran- 

Dans  ces  affreux  déserts,  des  moines  indociles, 

Je  ne  puis  é\  iter  la  persécution  ; 

Mais  où  n'est  point  la  paix,  point  do  religion. 

Prière ,  exemple,  vœux,  soins,  rien  ne  les  arrête  ; 

Le  fer  et  le  poison  environnent  ma  tcic. 

La  débauche  effrénée  ou  sont  leurs  cœurs  per- 
vers , 

En  ol'll  nsant  le  ciel,  étonne  l'univers. 

Frémissez  du  tableau  que  je  viens  de  vous  pein- 
dre ! 

Entoure  de  brigands,  je  serais  moins .'.  plaindre.. 


?i<5  ÉPITRE   D'ABEILAED 

Clicre  Hélû'ise,  eh  bien!  les  yeux  baignés  de 
pleurs ,  [  douleurs  : 

J'oflieà  mon  Dieu  mes  maux;  il  suspend  mes 
J'éprouve  les  bienfaits  de  sa  toute-puissance; 
Et  remets  en  ses  mains  le  soin  de  ma  vengeance: 

Le  ciel,  vous  le  savez  ,  protège  l'innocent  : 
Il  le  comble  de  biens ,  en  prive  le  méchant. 
Chère  épouse,  ces  biens  sont  ma  seule  espérance; 
Heureux  si  de  mes  maux  ils  sont  la  récompense! 
Voilà ,  tendre  Héloise  ,  un  sincère  récit 
Du  régime  de  vie  où  l'amour  m'a  réduit 

Ah  !  lorsque  votre  époux,  des  peines  qu'il  en- 
dure, 
Vous  fait  dans  cette  lettre  une  vive  peinture, 
Il  ne  pense  qu'à  vous,  vous  faites  son  tour- 
ment ! . . . 
Je  ne  puis  oublier  que  je  lus  votre  amant. 
Vos  gïài  es ,  votre  esprit  à  mes  yeux  se  retracent  ; 
En  vain  dans  ces  momens,  lecîel,  Dieu  me  me- 
nacent ; 
Vos  attraits ,  malgré  moi ,  l'emportent  sur  mes 

sens- 
Mais  quelle  est  cette  voix  qu'au  fond  du  cœur 

j'entends? 
C'est  la  voix  du  remords.  C'est  ce  muet  langage 
De  la  divinité  j  dont  profile  le  sage.... 


A  H£LOISE.  217 

Le  tourment  du  coupable. ..Oui  c'est  la  voix  du 
ciel 

Qui  retient  Abcilard  déjà  trop  criminel.... 

Je  ne  dois  plus  aimer  Héloîse  !....  (Jue  dis-je? 

Je  l'adore....  Ali!  mon  Dieu!  pardonne  ce  \ei- 
tige... 

De  mes  sens  égarés  cruelle  illusion  !  ' 

Vos  écrits  sur  mon  cœur  font  trop  d'impres- 
sion; 

Ne  m'écrivez  donc  plus;  je  le  demande  en  grâce. 

Dieu  tout-puissant ,  rendez  ma  prière  efficace  ! 

Vos  lettres  ne  feraient  que  rallumer  un  feu 

Mal  éteint,  et  qui  ne  doit  brùlerque  pour  Dieu. 

Notre  unie  est  son  essence ,  il  faut  la  rendre  en- 
tière, 

Clière  épouse,  telle  est  ma  volonté  dernière. 

Vous  e1  s.  je  le  sais,  plus  à  plaindre  que  moi  ; 

Esclave  de  vos  sens,  ils  vous  fout  tous  la  loi  : 

Les  veilles,  la  prière,  éteignent  leur  empire; 

Eli  !  c'est  peu  pour  un  cœur  qui  pour  Dieu  seul 
soupire. 
Si    pour   moi    vous    avez   quelques    rrstes 
our, 

Aussitôt  qu'  \ h  ilard  ne  verra  plus  le  jour 

(Car  enfin  à  mes  maux  il  faut  que  je  succombe), 

Souflïez  qu'au  Paraclet  on  me  creuse  une  tombe 


2i8  EPITRE  D'ABEILARD 

Si  la  mort  :tprès  moi  vient  vous  fermer  les  yeux , 

Que  le  même  tombeau  nous  renferme  tous  deux. 

Hélas  !  quand  vous  viendrez  à  votre  heure  der- 
nière , 

Mes  os  seront  alors  convertis  en  poussière  : 

Heureux  si  notre  exemple  aux  mortels  corrom- 
pus 

Chnnge  leurs  passions  en  autant  de  vertus. 

Puisse  notre  épitaphe,en  ces  mots  être  écrite  : 
«  Ci  gisent  deux  époux,  Héloise,  Abeilard; 

«  Ils  furent  malheureux.  Passant ,  plains  leur 
conduite; 

«  Et  sur  eux,  de  pitié,  jette  un  tendre  regard. 

«  Mais  si  ton  œil  avide  assez  près  les  contmple, 

«  Réfléchis  mùrenient  sur  leurs  maux  inouïs  ! 

«  C'est  l'amour  et  l'hymen  qui  les  ont  seuls  pro- 
duits, 

«  Et  tout  en  les  plaignant  ne  suis  point  leur 
exemple.  » 

Aeeilahd. 


ÉPÎTRE 

DHËLOÏSE  A  ABEILARD, 

IMITÉE  DE  POPE  > 

PAK  M.  SAUR  IN, 

DE   L'ACADÉMIE   FRANÇAISE. 


Oain't  asils,  ou,  du  monde  abjurant  les  at- 
traits, 
Mon  cœur  crut  retrouver  l'innocence  el  la  paix; 
Théhaïde  profonde,  où  l'âme  détrompée, 
Fuit  les  terrestres  biens  pour  des  Liens  pi  us  par- 
faits , 
Que  d'un  soin  différent  mon  âme  est  occupée!... 
Cher  et  fatal  amant  cette  lettre  est  de  toi , 
Cette  lettre....  Ma  bouche  y  vole  malgré  moi  : 
Pardonne,  Dieu  jaloux,  Abeilard  l'a  tracée, 
C'est  son  nom  que  j'y  baise  en  l'arrosant  de 

pleurs  : 
O  mon  cher  Abeilard!  j'y  lis  tous  nos  malheurs! 
Mis  larmes  l'ont  déjà  presque  toute  effacée: 
0  souvenir  fatal  d'un  bonheur  qui  n'est  plus! 


2  26  ÊPITRE   D7IÉLOÏSE 

R!o      ns  délicieux,  et  pour  jamais  perdus, 
Ou         îour  da:is  les  bras....  J'en  ils  mon  dieu 

.    prême,  [  même: 

Pour  toi  j'oubliai   tout,  tout  jusques   au   ciel 
Ce  ciel  que  je  perdais  ;  je  le  trouvais  en  t  li. 
On  voulait  i[ue  l'hymen  nous  soumit  a  sa  loi, 
L'amour,  à  son  aspect  développant  ses  ailes, 
Eut  Lientôt  loin  de  nous  emporté  ses  faveurs  : 
Ai!  qu'à  jamais,  disais- je,  il  règne  sur  nos  cœurs! 
Hymen,   ton  joug  est  dur,   tes  chaînes  sont 

cruelles , 
Porte  ailleurs  tes  trésors,  tos  titres,  tes  grandeurs; 
Aliment  des  cœurs  froids,  soutien  des  âmes 

vaines , 
Valent-ils  des  amans  les  plaisirs  et  les  peines?. 
Non  :  l'univers  entier  disparaît  à  leurs  yeux, 
Habitant  de  la  terre,  ils  jouissent  des  cieux. 
Bonheur,  helas!  trop  court!  souvenir  qui  me  tue! 
Dieu!  quel  spectacle  s'offre  à  mon  âme  éperdue? 
Abeilard,  nu,  sanglant...  Arrêtez,  inhumains, 
Si  son  crime  est  d'aimer,  je  suis  la  plus  coupable; 
Tournez  sur  moi  ce  fer....  Helas!  mes  cris  sont 

va!ns. 
C'en  est  fait...  O  douleur  !  ô  perte  irrépara1  le  ! 
Malheureuse  Héloïse  !  Abeilard  est  vivant , 
Il  n'est  point  infidèle,  et  tu  n'as  plus  d'amant.  _ 


A  ABEILARD.  221 

A  des  tournions  sans  fin  je  me  vis  condamnée: 
Tu  devins  mon  tyran  en  perdant  ton  amour; 
Le  mien  s'en  augmenta  :  rappelle-toi  ce  jour, 
Ce  jour  où,  par  toi-même  à  l'autel  entraînée, 
Victime  d'un  amour  impuissant  et  jaloux, 
Le  cœur  rempli  de  toi,  je  pris  Dieu  pour  époux: 
Ma  main  porta  le  voile  à  nu  s  lèvres  treuil  liantes, 
Du  flambeau  sur  l'autel  je  vis  le  jour  pâlir, 
Le  temple  s'ébranla  :  sous  ses  voûtes  croulantes 
Je  nus  le  ciel  vengeur  prêt  à  m'ensevelir  : 
Au  Dieu  de  vérité  ma  bouche  osait  mentir. 
Mais  son  épouse,  hélas!  c'est  ainsi  qu'on  me 

nomme!  [homme! 

Malheureuse]  ah!  tu  n'es  que  l'csc#ve  d'un 
Tu  vins  bientôt  après  m'apporter  tes  adieux  ; 
Tu  me  quittais,  et  moi,  seule  avec  ton  image, 
Seule  avec  mes  regrets,  je  restai  dans  ces  lieux, 
Dont  l'aspect  effrayant,  dont  le  site  sauvage 
Plaisait  à  ma  douleur  en  attristant  mes  \  eux. 
D'effroyables  rochers  pendnns  sui-  un  al, une, 
Des  1 11  us  et  de  5  cvprès  qui  ci  nu  nui  ici  il  leur  cil  m', 
l'n  torrent  à  grand  bruit  roulant  du  liant  des 

monts , 

Et  mêlant  le  fracas  de  son  onde  éeumante 

An  sourd  mugissemenl  d  s  sombres  aquilons, 

\  oilà  quel  est  l'asile  où  gémit  ton  amante. 
1  D  i  V- 


222  ÉPITRE  DTIÉLOISE 

La  piété,  dit-on,  y  trouve  le  bonheur; 
C'est  là  que  des  humains  elle  fuit  les  approches 
Hélas!  je  n'ai  trouvé  dans  ces  lieux  que  1  horreur, 
Que  l'affreux  désespoir  assis  entre  ces  roches , 
De  l'abîme  à  ses  pieds  mesurant  la  hauteur. 

Tu  vois  mon  sort,  tu  vois  qu'Héloïse  éperdue, 
Loin  de  toi  se  consume  en  rappelant  en  vain  ; 
Ne  sois  point  sans  pitié,  rends-lui  du  moins  ta 

vue  ; 
Viens,  qu' Abeilard  encor  repose  dans  mon  sein  ; 
Y  iens,  que  ma  bouche  encor,  sur  ta  bouche  ado- 
rée, 
Retrouve  ce  poison  dont  je  fus  enivrée: 
Presse-moi  sur  ion  cœur,  serre-moi  dans  tes  bras, 
Trompe  enûa  mes  désirs,  si  tu  ne  les  sens  pas; 
Laisse  le  soin  du  reste  à  mon  âme  égarée. 

Que  dis- je  ?  ah  !  viens  plutôt  me  dessiller  les 
yeux  ; 
Viens  remettre  mes  pas  dan6  la  route  des  deux; 
Viens  apprendre  à  mon  cœur,  trop  plein  de  ce 

qu  il  aime, 
A  renoncer  au  monde...  et  surtout  à  toi-même  : 
Qui  t'arrête?  l'amour  est  pour  toi  sans  flambeau  : 
Que  crains-tu  près  de  moi?  quel  péril  te  menace? 
La  vigne ,  en  s'attachant  au  bois  mort  qu'elle 
embrasse , 


A  ABEILARa  2  33 

Fait-elle  reverdir  ce  stérile  rameau? 
Ta  faiblesse  est  ta  force,  et  la  victoire  est  sure; 
La  grâce,  en  toi,  n'a  point  a  dompter  la  nature; 
Le  repos  de  ton  cœur  est  trop  bien  affermi  : 
Viens  donc,  ô  mon  époux,  mon  père,  mon  ami.... 
Insensée  !  A  cpiels  vœux  j'abandonne  mon  âme  ! 
Si  ton  image  seule  y  nourrit  tant  de  flamme , 
Si  cette  lettre  y  jeile  un  si  grand  trouble,  hélas  ! 
Que  ferait  ta  présence  ?...  Ah  !  ne  m'écoule  pas; 
Pi  i  a  -moi  pour  jamais  d'une  si  chère  vue. 
Pour  jamais!  ....Quoi!  toujours  incertaine  en 

mes  vœux , 
Sans  cesse  de  remords,  3e  désirs  combattue, 
Ne  pourrais-je  du  moins  savoir  ce  que  je  veux? 

O  mille  fois  heureuse  une  vierge  sacrée , 
Lorsqu'ignorant  le  monde ,  et  du  monde  ignorée, 
Conduite  par  la  grâce  en  cet  asile  obscur, 
Elle  présente  à  Dieu  l' offrande  d'un  cœur  pur '! 
De  soins  qui  lui  sont  chers  tout  le  jour  occupée  , 
Sa  paupière,  la  nuit,  de  pleurs  n'est  point  trem- 
pée : 
La  vapeur  du  sommeil  y  coule  s;ins  effort, 
Ses  songes  ne  sont  point  les  enfans  du  remords, 
Sa  voi\  chante  de  Dieu  les  merveilles  antiques; 
Et,  quand  son  sacrifice  est  enfin  consommé, 
Elle  voit  s'entrouvrir  les  célestes  portiques, 


aa'f  ÉPITRE   DTIÉLOISE 

Et  vole  dans  le  sein  d'un  époux  bien-aùné  : 
Mais  d'un  profane  amour ,  moi  qui ,  triste  vie- 

lime, 
Eus  pour  vocation  l'impuissance  du  crime  ; 
Moi,  qu'avec  ton  image,  un  Dieu  vengeur  pour- 
suit, 
Jou  t  d'un  vain  désir,  en  proie  à  mille  alarmes, 
J'appelle  vainement  le  sommeil  qui  me  fait, 
Aux  pieds  du  crucifix-,  que  je  baigne  de  larmes, 
Je  lui  demande  en  vain  de  m'arracher  à  toi, 
Je  te  trouve  toujours  entre  le  ciel  et  moi.., 
Qu'entends- je  !  qu'elle  voix?  On  m'appelle,... 

Héloise  ! 
Oui  prononce  mon  nom  dans  ces  lieux  où  tout 

dort  ? 
Une  autre  fois,  déjà,  dans  mon  àmc  surprise, 
Cette  voix  a  porté  les  accens  de  la  mort. 
ï'errais,  pendant  la  nuit,  sous  ces  voûtes  func- 

bres, 
Où,  mêlant  un  jour  pâle  à  d'affreuses  ténèbres, 
J.a  lueur  dune  lampe  éclaire  da  tombeaux: 
Dans  ce  muet  séjour  de  la  froide  épouvante. 
Je  conjurais  la  mort  de  terminer  mes  maux  : 
J'embrassais  une  tombe,  il  en  sortit  ces  mots  : 
«  Viens,  chère  et  triste  sœur;  viens,  malheu- 
reuse amante: 


A  ABEILARD.  226" 

«  Tes  vœux  sont  exauces ,  cl  ta  place  est  ici  ; 
«  Tu  ne  nourriras  plus  un  dévorant  souci. 
«  C'est  sous  ces  marbres  froids  que  le  repos 

habite, 
(c  Jadis,  le  coeur  en  proie  au  trouble  qui  t'agite, 
«  Je  n'ai  trouvé  la  paix  qu'en  ce  sonibre  séjour: 
«  Un  long  silence  y  règne  et  fait  taire  les  plaintes; 
«  Ta  superstition  y  dépose  ses  craintes  ; 
«  Car  ce  Dieu  qu'on  nous  peint  terrible  et  sans 

retour, 
<c  Plus  indulgent  que  l'homme,  et  juge  moins 

sévère, 
((  Pardonne  à  la  Faiblesse,  et  ne  punit  qu'en 
père.  » 
Je  viens,  ma  sœur,  je  viens,  j'obéis  à  ta  voix: 
Et,  toi,  cher  Abeilard,  pour  la  dernière  fois, 
Viens  voir  ion  Héloïse,  et  recevoir  son  âme  ; 
Contemple  sans  danger  cet  objet  de  ta  flamme  , 
Sous  la  main  de  la  mort  vois  ses  traits  se  flétrir, 
Enseigne  à  ton  amante;  apprends  d'elle  à  mourir. 
Vois  de  son  teint  déjà  les  couleurs  effacées; 
Ses  yeux  d'ombres  couverts,  et  ses  lèvres  gla- 
cées.... 
O  mort  !  terrible  mort  !  par  toi  seule  éclairée  , 
L'homme  voit  le  néant  de  tout  ce  qui  l'attache. 
Jouet  des  passions,  et  par  elles  égaré, 


226         EPITRE   D'HKLOISE,  ETC. 

Leur  voile  est  sur  ses  yeux,  ton  bras  puissant 
l'arrache. 

De   nos  vœux  iusense's,  hélas!  quels  sont  les 
fruits? 

Après  de  courts  plaisirs  et  de  trop  longs  ennuis, 

Un  sommeil  éternel  ferme  notre  paupière  ; 

Nos  vains  projets  et  nous,  tout  rentre  en    la 
poussière. 
Que  de  tes  jours  le  ciel  protcgele  flambeau  ; 

Mais  lorsqu'ils  s'éteindront,  que  le  même  tom- 
beau 

Réunisse  Abeilard  avec  son  Héloïse  ; 

Qu'on  y  grave  nos  noms  :  il  suffit  qu'on  h  s  lise. 

Si,  dans  ces  tristes  lieux,  par  l'amour  amenés, 

Quelques  amans  un  jour  y  visitent  nos  cendres, 

Courbés  sur  notre  marbre,  et  les  fronts  inclinés: 

Ah!  diront-ils,  baignés  des  larmes  les  plus  ten- 
dres, 

Puissions-nous,  en  aimant,  être  plus  fortunes .' 

HÉLOÏSE. 


SCÈNES 

EXTRAITES 

D'HÉLOÏSE  ET  D'ABEILARD , 

PIÈCE  DRAMATIQUE, 

EN  CINQ  ACTES  ET  EN  VEIIS  . 

PakM.  GUIS, 

DE   L'ACADÉMIE   DE  MARSEILLE. 


AVERTISSEMENT. 


Le  drame  où  nous  avons  puisé  les 
scènes  suivantes  a  paru  en  ij5->.  Si 
M.  Guis  ne  s'était  point  tant  écarté  de  la 
vraisemblance,  et  qu'il  eût  suivi  plus 
fidèlement,  clans  la  composition  de  son 
drame,  L'histoire  que  tout  le  monde  sait 
tirs  Amours  d'Abeilard  etd'Héloïse  ,nous 
nous  serions  moins  bornés  dans  notre 
extrait.  Nous  savons  nue  tout  auteur  y 
est  souvent  forcé  pour  le  nœud  et  l'in- 
trigue d'une  pièce  quelconque,  et  qu'il 
eu  a  même  la  liberté  quand  le  sujet  qu'il 
a  choisi  manque  absolument  d'intérêt. 
Ce  drame  en  général  renferme  des  beautés 
de  détails  qui  font  honneur  à  M.  Guis, 
connu  avantageusement  dans  la  répu- 
blique des  lettres  :  les  scènes  que  nous 
rapportons  sont  les  deux  dernières  de 
son  poème  ;  pour  les  rendre  plus  inté- 
ressantes ,  nous  avons  cru  pouvoir  faire 
quelques  changemens  à  celle  qui  les 
précède. 


SCÈNES 

EXTRAITES 

D HELOÏSE    ET    DABEILARD. 

PIÈGE  DRAMATIQUE. 


(Il  faut  supposer  qu'un  ami  cTALeilard  vienl 
annoncer  à  Héloise  la  fâcheuse  nouvelle  de 
l'horrible  accident  arrivé  à  son  épou.r.  ) 


HELOISE,  UN  AMI  D'ABEILARD. 
l'ami  d'abeilaud. 

Qui  1  attentat  affreux!  quel  funeste  destin  ! 
Dans  ce  monde,  Héloïse,  il  n'est  rien  de  certain... 
Vous  n'avez  plus  d'époux....  que  vous  êtes  à 
plaindre  ! 

héloïse,  tremblante. 
Que  m'apprenez-vous ?.„.  Ciel! 
l'ami  d'aiîeilaud. 
Il  n'est  plus  temps  de  feindre.... 
Abeilard...,  „„    ,. 


23o  HELOISE 

héloïse  .  avec  effroi 
II  est  mort  !...  dites-moi  par  cjuels  coups. 
l'ami  d'abeilaiïd. 
Il  n'est  pas  mort  pour  lui ,  mais  il  est  mort  pour 
vous. 

héloïse,  étonnée. 
Quel  i  si  donc  ce  mystère?...  et  que  voulez-vous 
dire?.... 

LAMI  d'ABEILAED. 

On  a  détruit  en.  lui  l'homme  sans  le  de'truire.... 
Tendre  Héloïse!...  Enfin,  pourvous  parler  sans 

fard. 
Il  es;  mort  sans  mourir....  il  est  vivant  sans  vivre. 
Abeilard  n'est  plus   homme....   il   n'est   plus 
cju'Âbeilard.... 

hkloïse  ,  cjuc  les  larmes  suffoquent- 
Je  me  meurs.... 

LAMI  D'ABEILAIÏD 

Ses  sanglots  m'empêchent  de  poursuivre... 

Je  ne  puis  voir  couler  des  pleurs  de  si  beaux  yeux. 
héloïse,  seule,  ioule  éplorée. 

Puis-je  jamais  survivre  à  ma  douleur  mortelle? 

Cher  époux ,  c'est  donc  là  le  précipice  affreux 

Qu'a  creusé  sous  tes  pas  mon  amour  malheu- 
reux ? 

Les  regrets,  la  douleur,  une  honte  éternelle, 


ET  ABEILARD.  a3  i 

Peut  être  même  encor  ta  mort  ; 
Mais  une  mort  effroyable  et  cruelle , 
Vont  être  désormais  ton  sort  ! 
Voilà  la  triste  dot  que  t'apporte  Héloïse! 
Oui,  c'est  moi  seule,  hélas!  qui  fais  tous  tes 
malheurs , 
N'en  cherche  point  la  cause  ailleurs.... 
Lorsqu'à  te  voir  mon  oncle  m'eut  soumise, 
C'est  moi  qui  le  première,  égarant  ta  raison, 
De  l'amour  en  ton  sein  ai  versé  le  poison  ! 
C'est  moi  qui ,  me  prêtant  aux  plus  tendres  maxi- 
mes, 
Ai  pris  plaisir  d'entretenir  ces  feux 
Qui  rendent  les  amans  heureux, 
Mais  que  le  ciel  traite  d'illégitimes. 
J'ai  contre  toi  fait  servir  mes  appas, 
Tristes  dons ,  dont  le  ciel  en  m 'ornant  m'a  punie  ! 
Par  des  liens  secrets  j'ai  voulu  l'être  unie. 
J'ai  tout  fait,  en  un  mot,  pour  hâter  ton  trépas. 

Ce  souvenir  me  déconcerte  !... 

Cherchons,  pour  nous  cacher,  quelques  lieu» 

inconnus, 

Quelque  antre  obscur  dans  une  ile  déserte, 

Cù  mon  nom  ni  le  tien  ne  soient  point  parvenus. 

Fuyons  le  monde....  Oui;  je  ue  verrai  plus 


23  a  HÉLOISE 

Mes  crimes,  ni  les  deux,  ni  tes  maux,  ni  ma 

perte. 
Et  je  vais...  Mais  que  vois-je?  Abeilard.  est-ce 
vous  ? 

ABEILARD,  HÉLOISE. 
aheilaed. 
Le  reconnaissez-vous  encore , 
Cet  objet  malheureux  du  céleste  courroux, 
Ce  vil  rebut  que  tout  le  monde  abhorre? 

nÉLOÏSE. 

Epargnez-vous  ce  titre  déiesté. 
K  etes-vous  pas  toujours  cet  Abeilard  aimable, 
Cet  homme  partout  respecte? 

A13EILARD. 

Du  nombre  des  mortels  je  ne  suis  plus  compté. 
Allez.  Fuyez  un  misérable; 
J'ai  trop  vécu. 

HÉLOISE. 

Respectez  vos  vertus. 
Vivez. 

ABEILAIID. 

Vous  ignorez  mon  destin  déplora!, le. 
h:;loïse. 
Non.  Je  sais  tout. 


ET  ABEILARD.  233 

ABEILAItD. 

Ne  me  voyez  donc  plus. 

BELOÏSE. 

Un  semblable  discours  vous  offense  etm'outragp, 

Mes  barbares  parens  l'avaient  ainsi  pensé. 

Ils  ont  cru  que,  rampant  sous  un  vil  esclavage, 

J'étais  des  passions  le  jouet  insensé, 

Et  que ,  courant  après  un  spécieux  fantôme , 

Mon  cœur  dans  Abeilard  n'avait  cherché  qu'un 

homme; 
Ils  ont  cru  me  punir  en  vous  sacrifiant  ; 

Mais  leur  espérance  est  trompée. 
Parle  plus  faible  endroit  les  cruels  m'ont  frap- 
pée. 
Sans  m'ôter  mon  amour,  ilsm  otent  mon  amant. 
Je  ne  suis  point  changée,  et  lorsque  je  vous  aime, 
Dans  vous,  cher  Abeilard,  je  n'aime  que  vous- 
même. 
S'ils  prétendaient  en  effet  me  punir 

De  cet  amour  qui  les  irrite , 

Leur  fureur  devait  vous  ravir 

Vos  vertus  et  votre  mérite  ; 

Alors  j'aurais  pu  vous  haïr. 

ABEILADD. 

Oh  d'un  amour  parfait  effort  sublime  et  rare! 
Quel  cœur  !  j'eusse  été  trop  heureux  ! 


234  HÉLOISE 

Quoi  !  tandis  qu'un  abîme  affreux 
Pour  jamais  de  vous  me  sépare, 
Quand  j  éprouve  l'horreur  du  sort  le  plus  bar- 
bare , 
Quand  je  détiens  à  moi-même  odieux , 
Vousjm'aimez ,  vous  brûlez  toujours  des  mêmes 
feux? 

HÉLCÏSE. 

Ah  !  que  plutôt  Iléloïse  pe'risse  ; 
Avant  que  cet  objet  qui  la  sut  enflammer.... 

AHEILAr.D. 

Arrêtez,  Héloïse,  il  n'est  plus  temps  d'aimer. 
Il  est  temps  que  sur  soj  chacun  de  nous  gémisse..." 

Avant  que  du  c'el  en  courroux, 

Le  bras  sur  nous  s'appesantisse . 

Cherchons  à  prévenir  ses  coups, 
Et  par  nos  pleurs  désarmons  sa  justice. 
Il  commence  déjà  par  nous  humilier. 
Sa  vengeance  bientôt  va  nous'sacrifier 

Comme  de  coupables  victimes , 
Si  nous  ne  nous  hâtons  de  nous  purifier. 
Vos  malheurs  et  mes  maux  sont  le  fruit  de  nos 

crimes. 
Loin  de  nous  plaindre,  il  faut  les  recevoir, 

Et  les  recevoir  avec  joie. 
Ils  sont  notre  ressource,  ils  sont  l'unique  espoir 


ET  ABEILARD.  a35 

Que  le  ciel  quelquefois  aux  criminels  envoie. 
Croyez-en  Abeilard ,  et  sans  temporiser.... 
Faisons.... 

HÉLOÏSE. 

Eh  bien  !  parlez.  Que  faul-il  que  je  fasse  ? 

ABEILAHD. 

Par  un  prompt  repentir  mériter  notre  grâce. 
Le  ciel  est  offensé,  nous  devons  l'apaiser. 
Aux  folles  passions  asservis  l'un  et  l'autre, 
Nous  leur. avons,  pour  nos  coutentemens , 
Sacrifié  tous  nos  momens, 
Vous  faisiez  mon  bonheur,  je  travaillais  au 
vôtre. 
Toujours  charmés,  toujours  charmans, 
Chaque  jour,  chaque  instant  augmentait  nos 

délices. 
Ces  beaux  temps  ne  sont  plus.  D'affreux  événe- 

mens 
Ont  changé  ces  plaisirs  en  autant  de  supplices , 
Qui,  par  de  justes  châtimens, 
\  engenl  le  ciel  de  nos  déréglcmcns 
C'est  à  nous  d'arluvi  r  cet  important  ouvrage. 
Le  monde  est  cette  mer  où  nous  finies  naufrage  : 
Votis  entendez  encor  ses  fiers  mugissemens; 

Nous  périrons  sous  ses  flots  écumans, 
Si  nous  ne  regagnons  au  plus  tôt  le  rivage. 


23G  HELOISE 

Fuyons. 

BÉLO'lSE. 

Et  dans  quels  lieux  dois-je  porter  ni:  s 
pas? 

abeilaud. 
Après  l'ignominie  où  notre  sort  nous  jette, 

Le  cloilrc  est  la  seule  retraite 
OÙ  nous  puissions  en  paix  attendre  le  trépas. 

HÉEOÏ'sE. 

Comment,  le  cœur  brûlé  d'une  flamme  iuquiélte 
Oserai-je  embrasser  le  plus  saint  des  états  ? 
Quoi!  quand  mes   passions   me  déclarent  la 
guerre , 
Tiom  erai-je  la  paix  ailleurs  ? 
Quoi  !  leverai-je  au   ciel  des   yeux   noyés   de 
pleurs , 
Ces  yeux  toujours  attachés  à  la  teiTc  ?, 
Voile,  sacrés  autels,  salutaires  rigueurs. 
Vœux  augustes,  retraite  austère, 
Etoufferez- vous  mes  ardeurs? 
Le  juste  ciel  toujours  terrible  en  sa  colère, 
Lui  qui  ne  veut  de  nous  qu'un  hommage  sincère, 
Ecoutera-t-il  les  douleurs 
D'une  victime  involontaire  ? 
Et  changeant  notre  éta! ,  chauffera  t-il  noscœuis? 


ET  ABEILARD.  237 

ABEILABD. 

Oui.  Le  ciel  peut  dans  nous  opérer  ces  miracles. 
Commençons  seulement,  et  bientôt  ses  faveurs 
Surmonteront  tous  les  obstacles 

HÉLOÏSE. 

Vous  le  voulez  ? 

ABEILAIUJ. 

J'ose  vous  en  prier. 
Jusqu'ici  1'uuîvers,  témoin  de  nos  tendresses, 
A  connu /nos  erreurs,  a  compté  nos  faiblesses. 
AprCs  l'avoir  séduit,  il  faut  l'édifier. 

HÉLOÏSE. 

Allons  donc  nous  sacrifier, 

ABEILABD. 

Que  de  vertus  !  Reçois  ce  sacrifice, 
O  ck-1  !  et  puisses-tu  nous  devenir  propice  ! 
Adieu.  Yoici  l'instant  qui  va  nous  séparer. 

HÉLOÏSE. 

Hélas  ! 

ABEILABD. 

J'entends  votre  cœur  soupirer. 
En  ces  derniers  moincns  soyez  plus  magnanime; 
Et  par  l'effort  il 'une  vertu  sublime, 
Montrez  qu'on  peut  sans  murmurer, 
Quitter  tout  ce  «ju'oii  aime  et  tout  ce  qu'on  es- 
time  


2  38  HÉLOISE,  etc. 

Mais  moi-même  je  tremble,  et  je  sens  que  m 
voix... 

HÉLOÏSE. 

Je  vous  perds  donc  !  Au  moins  puisqu'encor  je 

vous  vois, 
Soutenez  ma  vertu  chancelante,  indécise. 

ABEILAHD. 

Le  ciel  prendra  ce  soin  si  vous  êtes  soumise. 
Abandonnez-lui  tous  vos  droits. 

HÉLOÏSE. 

Ah  !  mon  cher  Abcilard  ! 

Abeilaud. 

Ah  !  ma  chère  Hélolsv 
J'ai  prononcé  ce  nom  pour  la  dernière  fois.' 


Fin  du  tome  second  et  dériver. 


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